Pour une juste compréhension de ce qu’est l’Église, on peut recourir à deux distinctions classiques.
Événement et institution
En grec, ecclesia désigne des gens qui ont été convoqués à une réunion. Pour les croyants, c’est Dieu qui nous convoque et l’Église est d’abord un événement divin et ensuite seulement une institution humaine ; il ne faut pas inverser cet ordre. Les Réformateurs l’ont beaucoup souligné. L’Église, d’après eux, advient quand la Parole de Dieu est proclamée sous la forme de la prédication et des sacrements dans la fidélité au message biblique de l’amour pour Dieu et pour le prochain. L’événement de l’Évangile annoncé et reçu précède l’institution « Église ». La source première et le but ultime de l’Évangile, c’est la foi et non la communauté ecclésiale.
Rien de plus agaçant que le mot d’ordre si souvent entendu à l’heure actuelle : il nous faudrait « faire Église ». On le répète avec une componction pieuse, parfois culpabilisante. On prétend contrarier ainsi un certain individualisme protestant qui, bien compris et vécu, promeut pourtant la liberté et donc la responsabilité du croyant dans l’ordre du croire. Même un théologien dominicain comme Dominique Collin désavoue aujourd’hui cette formule. Il lui reproche de présenter l’Église comme un « produit » humain. Or, dit-il, elle « n’est pas à faire mais à recevoir » – perspective proche de la Réforme en ce qu’elle met l’accent sur le don de Dieu et non pas sur l’œuvre humaine.
Églises visibles et Église invisible
Quand le Nouveau Testament parle d’Églises, il s’agit de groupes précis, repérables, à Rome ou à Corinthe, à Éphèse ou à Jérusalem, par exemple. Les « paroisses » visibles et nombreuses, qui forment le christianisme institutionnel, sont relatives et défectueuses. Aucune infaillibilité, à leur base ou à leur sommet, ne les caractérise. N’idéalisons pas nos Églises ; comme l’a écrit le pasteur Wilfred Monod (1867-1943), on y trouve parfois « un amas de lave refroidie ou de cendres éteintes, un ritualisme superstitieux, un moralisme terne, une stérile tyrannie ».
Pourtant, Dieu merci, il y a aussi en elles autre chose, ce qu’on appelle « l’Église invisible ». Cette expression n’est pas biblique ; mais celles de trinité ou de sacrement le sont-elles davantage ? Les Réformateurs l’ont utilisée pour dire que l’Église de Dieu n’est pas enfermée dans les communautés visibles et ne se confond pas avec elles. Il y a une parole, une présence, une action, une force, qui se manifeste et agit certes dans les Églises visibles (non pas toujours) mais aussi ailleurs, parfois chez des laïcs ou des fidèles d’autres cultes. Tout ce qui contribue à faire avancer ou à construire la justice et la paix en relève. Cette Église n’est pas une institution. Ce n’est pas nous qui la faisons. Elle est l’œuvre de l’Esprit agissant chez des non-chrétiens aussi bien que chez des chrétiens.
Quand les Églises visibles aident des hommes à trouver du sens et à cheminer vers le royaume de Dieu, sans pour cela se les annexer, elles témoignent de l’Église invisible. Elles la trahissent et la déforment quand, s’accordant à elles-mêmes une importance indue, elles prétendent être la source et le but d’une vie authentique. Elles sont fidèles à leur vocation, si elles se savent secondes et secondaires, dépendantes de l’action de Dieu, au service de sa parole et de l’humanité qui les débordent largement. Plutôt qu’à « faire Église », qu’on nous encourage à entendre et à pratiquer l’Évangile dans notre monde et dans notre temps.
Laurent Gagnebin et André Gounelle
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