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6. La logique et l’évolution de la théologie protestante au XIX e siècle

 

Avec le développement de la science moderne, les théologiens doivent tenir compte des connaissances scientifiques et, au moment où Karl Marx tente de mettre au point un « socialisme scientifique », il leur faut élaborer sinon un « christianisme scientifique » tout au moins une théologie compatible avec les nouveaux acquis de la science. Il leur faut aussi répondre aux graves interrogations que posent deux hommes : le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) et le théologien David Strauss (1808-1874).

Jusqu’aux années 1780, la plupart des théologiens se réclament du vieux système, dit « supranaturaliste », fondé sur l’affirmation que tout homme possède, par sa nature, un savoir sur Dieu et que cette idée de Dieu lui est accessible par sa raison. Mais, comme l’homme n’est pas parfait, cette connaissance « naturelle » est imparfaite ; il a donc besoin de la Bible pour la préciser et acquérir une connaissance « chrétienne » de Dieu. Et, pour tenter de démontrer rationnellement que seule cette connaissance de Dieu est vraie, on utilise surtout les interventions surnaturelles de Dieu : inspiration des Écritures, miracles accomplis et prophéties réalisées. Mais cela demande des raisonnements complexes parce qu’il n’est pas simple de démontrer rationnellement quelque chose qui est fondé sur une intervention directe de Dieu dans la vie des hommes. Si bien qu’au XVIIIe siècle, plusieurs penseurs s’attaquent à cette façon de tenter de « démontrer » la véracité du christianisme. C’est Kant qui exprime le mieux ce type de contestation dans sa Critique de la raison pure (1781, 2e éd. 1787), car il y distingue le savoir et la croyance. Pour lui, la religion appartient à la « raison pure », domaine qui ne peut pas être démontré de façon rationnelle, et relève donc de la croyance et non pas du savoir. Si on accepte son système, l’homme est incapable de faire des recherches sur Dieu en toute certitude. En particulier, il affirme qu’on peut certes croire que la Bible a été inspirée par Dieu, mais qu’il est impossible de le savoir. Et, pour remplacer la vieille idée de Dieu précisée par la Bible, il propose de fonder la religion sur la morale : pour lui, le véritable noyau de la religion est la croyance morale (elle permet de distinguer le bien du mal), qui se trouve dans le cœur de tout homme. D’où sa formule bien connue : il est sûr de deux choses « le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale dans mon cœur ».

Pour lui répondre, les théologiens vont expliquer : les questions que Kant pose sont bonnes, mais sa réponse est mauvaise. Toutefois, pour convaincre, ils doivent présenter une théorie de la connaissance religieuse qui échappe aux critiques kantiennes. C’est ce que fait Friedrich Schleiermacher (1767-1834) dans ses Discours sur la religion (1799). Il accepte de renoncer au « vieux supranaturalisme », cette idée de Dieu précisée par une révélation surnaturelle dont la véracité est démontrée par les miracles. Et il propose de la remplacer par la conscience de Dieu, ou conscience de l’action de Dieu sur nous et en nous. C’est-à-dire une expérience religieuse éprouvée par tout homme. De ce fait, l’homme peut à nouveau avoir la certitude d’être dans le vrai parce que sa foi en Dieu vient de Dieu et non pas d’une idée de Dieu que l’homme se fait lui-même ou d’un dogme formulé par l’Église. Ce qui rappelle un principe cher aux Réformateurs, « le témoignage intérieur du Saint-Esprit », et permet de contourner l’obstacle kantien, puisque la connaissance induite par cette expérience religieuse ne relève pas de la « raison pure ». Si bien qu’une partie des théologiens reprennent cette méthode générale ; certains l’appelant, comme Alexandre Vinet (1797-1847) par exemple, la « preuve interne » de la véracité du christianisme, fondée sur l’accord entre la vérité chrétienne et les besoins de la conscience individuelle (par opposition à la « preuve externe », proposée par le vieux supranaturalisme critiqué par Kant). La rencontre entre vérité et conscience est en outre rendue possible par l’intermédiaire de Jésus-Christ en raison de la double nature de ce dernier. Comme l’explique le théologien Christophe Senft : « Ma certitude sera vraie parce qu’elle a pour cause le Christ lui-même ; non une idée ou un dogme du Christ, mais, comme Schleiermacher l’exprime l’impression […] qu’il m’a donnée de lui » (Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 1954). Cette expérience éthico-religieuse est comprise comme la rencontre réelle entre l’homme et un objet extérieur à elle : la révélation divine définie dans une dogmatique explicite. Ceci nécessite une reconstruction dogmatique capable de montrer que bien qu’elle soit vécue de façon privée, cette conscience de Dieu est l’un des aspects de la conscience humaine. C’est une tâche à laquelle s’attaque évidemment Schleiermacher (voir, sa Doctrine de la foi, 1821), ainsi que d’autres théologiens, comme Alexander Schweizer ou August Twesten.

Mais cela ne suffit pas pour contourner l’obstacle kantien, car une foi fondée sur une expérience intime est difficile à communiquer et sujette à de nombreuses variations. D’où l’idée de se lancer dans une étude historique de la Bible – qui possède une réalité matérielle incontestable – par le biais d’une étude historique jointe à une exégèse scientifique (dite alors « historico-critique »). On s’intéresse alors tout particulièrement à la vie de Jésus parce que l’expérience éthico-religieuse est certes regardée comme une rencontre entre l’homme et une réalité extérieure à lui, mais il s’agit aussi de la révélation divine présente au sein d’une histoire, celle du Christ, qui vit en Palestine au Ier siècle. D’où la publication de plusieurs centaines de « Vie de Jésus ». De plus, en pratiquant une exégèse scientifique on peut espérer retrouver le message originel du Christ, que l’Église primitive a présenté à sa manière dans le Nouveau Testament. L’un des premiers à le faire est David Strauss. En ce domaine, il joue un peu le même rôle que Kant dans le domaine de la connaissance. En effet, en 1835-1836, il publie une Vie de Jésus élaborée de manière critique. Or il y soutient que le projet d’une connaissance historique de la vie de Jésus est inaccessible, parce que les documents bibliques ne permettent pas de rédiger une vie de Jésus conforme aux exigences de la science. De ce fait, à ses yeux, l’histoire ne peut pas servir de base à la théologie. La réponse de nombre de théologiens à Strauss fait penser à celle qui avait été la leur face aux affirmations de Kant : Strauss pose de bonnes questions, mais il apporte de mauvaises réponses. Et une des principales critiques qu’on lui adresse est d’être incapable de dire si le Christ a été inventé par l’Église primitive ou si l’Église primitive a été fondée par le Christ. Parmi les réponses à Strauss, on remarque surtout celle de Ferdinand Christian Baur (1792-1860) – l’initiateur de la méthode historico-critique – qui s’intéresse logiquement à l’Église primitive dont il entend expliquer la formation. Il reconnaît que les livres de la Bible ont été écrits par des hommes, marqués par la pensée de leur temps et qu’il est vain d’y rechercher une relation objective des faits. Il est donc normal d’utiliser à leur propos les instruments scientifiques mis au point pour étudier les textes profanes de l’Antiquité. Mais aussi que, pour peu que l’on fasse confiance à la science, on peut parfaitement découvrir la vie de l’Église primitive et expliquer la formation du Nouveau Testament et en particulier les différences entre les trois évangiles synoptiques et l’évangile de Jean. Au fond, comme Schleiermacher, Baur veut répondre aux détracteurs cultivés du christianisme. En distinguant la vérité théologique de l’exactitude documentaire il a pour but de renforcer la confiance que l’on peut accorder aux textes bibliques, car c’est en connaissant les conditions de leur élaboration qu’on peut les comprendre. Au total, ces deux grandes tendances se complètent.

L’expérience religieuse vise à rendre compte de la subjectivité de la foi. L’étude historique de la Bible vise à retrouver la vérité objective de l’histoire de l’Église, qui sert de base à la foi.

 

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À propos André Encrevé

est historien et professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Est Créteil. Il est spécialiste du XIXe siècle et est l’auteur d’un Que sais-je ? sur le Second Empire. Il est docteur honoris causa de l’Institut Protestant de Théologie.

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