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Entre foi et sciences, des interactions dynamiques

Dans sa deuxième missive (Zweites Sendschreiben) de 1829 à Friedrich Lücke, dans laquelle il expliquait à son collègue et élève ce qu’il avait voulu faire dans son Exposé de la foi, Friedrich Schleiermacher demande : « Le nœud de l’histoire doit-il se défaire ainsi : le christianisme avec la barbarie, la science avec l’incroyance ? » Par cette question, celui qui est à l’origine de la théologie libérale du XIXe siècle exprime une vive inquiétude concernant les rapports entre foi et science dans les Temps modernes. Certes, le nœud de l’histoire n’est pas encore défait, mais le théologien semble pressentir le risque d’une catastrophe qui le rend soucieux, lui qui s’est consacré toute sa vie à montrer combien la foi pouvait profiter en maturité et en intelligence à se laisser interpeller par les démarches scientifiques, apprenant ainsi à mieux se comprendre elle-même et à mieux assumer ses enjeux dans le contexte d’un monde nouveau.

Mais il sait bien qu’il existe aussi de nombreux tenants de la foi qui ressentent les avancées scientifiques modernes comme un péril pour la foi et qui estiment qu’il vaut mieux s’y fermer pour préserver la foi d’un examen critique qui pourrait ébranler ses fondements. Galilée s’est vu interdire d’enseigner que la Terre tourne autour du Soleil, et nombreux sont les chrétiens qui refusent qu’on puisse approcher leurs Écritures sacrées sous l’angle de la critique historique.

Mais à se démarquer ainsi, ne risque-t-on pas de situer le christianisme du côté d’une barbarie inculte, obstinément opposée aux interrogations de la raison ? Et ne pousse-t-on pas la science à rejoindre l’autre camp, celui de l’incroyance, qui préfère combattre une foi aussi aveugle et fermée ? À peu près à la même époque déjà que Schleiermacher, la « loi des trois états » du philosophe et sociologue positiviste Auguste Comte proclame péremptoirement que la science a définitivement dépassé et la religion et la métaphysique, pour ouvrir un « troisième état », l’ère nouvelle de la connaissance scientifique.
Le souci de Schleiermacher porte sur une manière bien répandue de concevoir les rapports entre foi et science, celle du conflit, qui peut prendre des formes diverses, depuis l’ignorance réciproque jusqu’à l’exclusion polémique, en passant par un cloisonnement entre deux sphères bien séparées l’une de l’autre.

 À l’opposé, la recherche d’une synthèse

Face à ce danger d’une rupture fatale, il faut rappeler que l’histoire des idées a connu, sous diverses formes, l’attitude inverse qui consistait à mener science et foi vers une synthèse, à les réconcilier, à les faire concorder (on parle en ce sens d’un concordisme). Son apogée se situe au Moyen Âge, dans la haute scolastique, avec la synthèse harmonieuse opérée par Thomas d’Aquin entre la raison naturelle et la révélation surnaturelle, comprises comme deux ordres de connaissance hiérarchiquement articulés, mais pleinement compatibles. Ce modèle se maintient à travers les Temps modernes, dans les grands systèmes philosophiques de l’époque classique (Leibniz, par exemple) et même des Lumières et de l’idéalisme allemand (pour Hegel, collègue de Schleiermacher à Berlin, science et foi s’intègrent comme des étapes nécessaires dans le grand mouvement dialectique conduisant au savoir absolu). On se souviendra également de Teilhard de Chardin, passionnément à la recherche de ce « point Omega » où la conviction de la foi et la démarche de la science, en l’occurrence la théorie de l’évolution, trouveront leur synthèse ultime. Plus récemment, on peut penser à des essais de synthèse tels que celui de Frank Capra visant à faire fusionner la physique quantique et la mystique (Le Tao de la physique, 1985) ou celui des créationnistes convaincus qu’il est possible de fonder scientifiquement la création du monde par une intelligence infiniment supérieure à la nôtre.

 Des interactions dynamiques et créatives

Même si on peut l’observer de manière multiple, l’alternative formulée jusqu’ici, entre conflit et concorde, est relativement stérile. Si le conflit risque d’aboutir à une ignorance, voire à un mépris réciproque, la concorde, quant à elle, risque d’être trop paisible, par souci trop unilatéral d’unifier les perspectives. Ni l’un ni l’autre des deux modèles ne permet de véritables interactions dynamiques et créatives. On se demandera donc s’il n’y a pas, entre les deux extrêmes évoquées, un champ intermédiaire dans lequel la foi et la science pourraient instaurer ce qu’on pourrait appeler un dialogue critique, renonçant à des démarcations ou des unifications trop simplistes. J’aimerais m’inspirer d’une réflexion du théologien zurichois Gerhard Ebeling pour esquisser cette troisième conception. Parlant dans sa Dogmatik des christlichen Glaubens des rapports entre la conviction de la foi et l’investigation rationnelle, Ebeling les conçoit comme deux manières différentes pour l’être humain d’être aux prises avec la réalité. Pris à partie par le monde dans lequel il vit et qu’il est appelé à assumer, l’être humain a besoin de ces deux démarches de type différent et il doit donc les laisser s’interpeller de manière critique, pour qu’elles puissent collaborer de manière créative à la résolution des problèmes auxquels l’être humain est confronté. Il ne faut donc pas les dissocier ou les unifier trop vite, mais laisser le champ libre à la rencontre. C’est ce qu’Ebeling exprimera en disant que la conviction de la foi et la démarche rationnelle de la science doivent sans cesse s’ouvrir à « ce que chacune donne à penser à l’autre ». Et cela sans craindre d’aller ensemble jusqu’au point névralgique des deux démarches. Car, nous dit Ebeling, la foi n’est jamais à l’abri de l’incroyance, et la raison risque toujours de basculer dans la déraison, comme le disait Pascal de manière lapidaire dans ses Pensées : « Il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison. » Ainsi, nous pourrions dire, dans un sens dynamique, que la foi a besoin de la raison dans son débat constant avec l’incroyance, tandis que la raison a besoin de la foi dans son débat constant avec la déraison.

 Limites et chances de l’interdisciplinarité

Les considérations d’Ebeling rejoignent étonnamment une réflexion du mathématicien français René Thom sur les limites et les chances de l’interdisciplinarité (dans son recueil d’articles Apologie du logos). Ayant participé à de nombreux échanges interdisciplinaires, Thom fait un constat réservé : étant donné la spécialisation atteinte dans les diverses disciplines, les difficultés de la compréhension mutuelle sont énormes. Par ailleurs, le risque est grand que chacune des disciplines veuille proposer ou parfois même imposer l’usage de ses outils dans le domaine des autres disciplines, ce qui suscite chez ces dernières une contre-offensive ou une réaction défensive de repli. « Et la réunion se termine sur un communiqué nègre-blanc »… Pour éviter ce danger, René Thom estime qu’il est nécessaire que, pour chaque discipline participant au dialogue, s’effectue un retour sur ce qu’il appelle « l’aporie fondatrice de la discipline » : « Chaque grande discipline scientifique (physique, chimie, biologie, psychologie, sociologie) doit probablement son unité à un problème central, qui n’est pas résolu, et très probablement ne le sera jamais (d’où le caractère aporétique). » C’est seulement si les disciplines sont prêtes à s’exposer dans leur confrontation à l’aporie fondatrice qui les habite qu’un authentique dialogue interdisciplinaire devient possible.

 En guise de conclusion

Le but de ce petit article n’est pas de résoudre les nombreuses difficultés du dialogue entre science et foi. Il se contente de repérer quelques modèles fondamentaux pour l’articulation des deux démarches. Cela pourrait permettre de mieux situer les différentes postures qu’il nous est donné de rencontrer dans ce domaine foisonnant, tant dans l’histoire des idées que dans les débats actuels.

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À propos Pierre Bühler

Après une thèse de doctorat sous la direction de Gerhard Ebeling, Pierre Bühler a été professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel puis à l’Université de Zurich. Spécialiste de Luther, Kierkegaard et Ricœur, il a travaillé sur l’herméneutique, les rapports entre foi et raison ainsi qu’entre littérature et théologie.

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