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Composer un monde en commun

 

Le livre du jésuite Gaël Giraud qui nous est proposé ici est une recherche théologico-politique d’un monde meilleur, que les chrétiens pourraient appeler : « le royaume de Dieu ». Si, dans le prologue du livre, le statut de Gaïa, (la Terre-écosystème comme la présentait l’écologiste anglais James Lovelock), est élevé au niveau de celui d’un interlocuteur pour l’humanité, il ne s’agit pas de refaire la longue liste des ravages de la crise écologique que nous traversons, mais plutôt de chercher ses racines dans la conception qu’on se fait de la propriété privée.

L’auteur fait le constat suivant : « Certains d’entre nous agissent comme si Gaïa pouvait être réduite au statut d’une chose dont quelques-uns auraient la propriété. Nous découvrons que l’esclave est sensible, capable de se révolter et même d’anéantir la plupart des femmes et des hommes d’aujourd’hui et de demain. Notre condition humaine est donc celle qu’imposent quelques-uns parmi nous – blancs, mâles, urbains, cultivés et riches propriétaires pour la plupart, chrétiens pour certains d’entre eux. »

À la lecture de ce constat, on peut se demander comment la théologie chrétienne pourrait infléchir cette politique de mainmise sur le monde vivant, alors même qu’elle a prôné la domination de l’homme sur la terre ; ne sommes-nous pas présentés, dès les premiers mythes de création dans nos textes fondateurs comme les gestionnaires d’une terre qui nous est laissée en partage ?

C’est précisément cette notion de souveraineté et de royaume que Gaël Giraud remet en question en rappelant leur nature fictionnelle par un détour biblique original dans lequel il interprète d’une façon nouvelle le récit de l’ascension de Jésus comme schème christique du retrait de la terre. En s’appuyant sur ce motif de l’ascension combiné avec celui de la cène, l’auteur développe l’idée selon laquelle : « La modernité occidentale peut se comprendre comme la décision collective, d’inspiration authentiquement évangélique, de renoncer aux « incarnations » d’Ancien Régime qui prétendraient réduire le corps social au corps d’un roi, afin d’ouvrir l’espace démocratique à la délibération sur les différentes « fictions régulatrices » que nous voulons nous donner ».

Le deuxième texte biblique sur lequel Gaël Giraud prend appui pour sa réflexion est celui de la Pentecôte, dans le début du livre des Actes, et de la puissance donnée aux disciples du Christ pour agir dans le monde en son nom. Ce paradigme de la distribution de l’Esprit à chacun opère un changement politique en ce qu’il permet de penser la question des communs et de comprendre de façon communautaire le partage des biens. La pensée réformée du sacerdoce universel y est d’ailleurs reprise pour mettre en question la notion de pouvoir et analyser la question de son partage. Dans une partie qu’il intitule : « La sainteté, mystère politique », l’auteur tire les conséquences de son propre constat : « le lieu fondateur du pouvoir et de ce qui peut signifier a priori l’unité d’un monde est vide ». Et il pose la question centrale de son ouvrage : « Comment, dès lors, apprendre à composer un monde commun ? »

La pensée des communs est, profondément, une pensée de la limite, et c’est cette limitation de nos appétits « puérils » que Gaël Giraud analyse en y cherchant la possibilité d’une nouvelle façon de penser le droit et particulièrement la notion de personnalité juridique en voyant le retrait de la persona christique comme modèle d’autolimitation de l’homme.

Évidemment, l’Église primitive et la description « idéale » qui en est faite dans le livre des Actes semble le modèle tout indiqué pour inventer ou rêver des communs : « Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ».

Mais le problème ici, est de penser la redistribution de ce bien commun à l’ensemble des acteurs du partage. Prenant en compte l’objection des philosophes, penseurs des communs, Pierre Dardot et Christian Laval, selon laquelle laisser à une instance telle que l’État, l’Église, un groupe de sages ou d’experts en éthique, le soin de déterminer ce qu’est le bien commun pour tous, revient à déplacer la notion de souveraineté sans éviter ses écueils anciens ; Gaël Giraud retrace l’histoire de la théologie de la grâce et du don gratuit de Dieu qui permet de sortir de l’économie habituelle du don et du contre don pour aboutir à un don gratuit de Dieu : réel bien commun.

Selon l’auteur, les communs sont la réponse la plus appropriée à l’injustice que génère la crise climatique actuelle. En effet, les plus pauvres et les plus fragiles socialement étant les premières victimes de la crise écologique que nous traversons, le livre propose de réfléchir au partage des biens sociaux en les distinguant selon trois catégories : les biens publics, les biens tribaux et les biens communs. Chacun de ces biens se déterminant selon qu’il est exclusif ou non et en accès libre ou non.

Mais ces définitions ne répondent pas à la question de la gouvernance politique et pratique des communs. C’est à partir de la règle d’or biblique et donc d’une pensée de la relation à autrui que Gaël Giraud entend proposer une forme de gouvernance des communs. Même s’il y a peu de place faite explicitement à l’apport du protestantisme en matière de gouvernance horizontale d’un héritage commun et donc de cette solidarité humaine au nom du Christ, le livre est sans cesse traversé par ce qu’on pourrait appeler une méthode protestante et cette impression est confirmée par le point le plus original sans doute de l’ouvrage. En effet, cette somme politico-théologique s’achève sur l’oeuvre d’un luthérien : Jean-Sébastien Bach. Gaël Giraud propose de prendre les Variations Goldberg comme figures de « la grâce et du désarroi du commun » tels qu’il les a étudiés. Cette pensée de la variation comme dessaisissement n’est-elle pas la voie la plus sûre pour vivre ensemble sans chercher à posséder l’autre, la terre, ou Dieu ? Mais sommes-nous prêts collectivement à vivre en société comme des musiciens de la grâce, là est la question que laisse sans réponse le livre de Gaël Giraud, car c’est à nous toutes et tous d’y répondre.

Gaël Giraud : Composer un monde en commun, une théologie politique de l’anthropocène. Paris, Le Seuil, 2022

 

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À propos Béatrice Cléro-Mazire

est pasteure de l’Église protestante unie de France à Paris - Oratoire du Louvre

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