Nous disposons enfin depuis 2013 d’une bonne traduction (faite par Jean-Marc Tétaz, Labor et Fides) de la fameuse conférence de Rudolf Bultmann du 4 juin 1941 intitulée « Nouveau Testament et mythologie ». Pourquoi « bonne » traduction ? Parce qu’elle ne confond pas les termes « démythologisation » et « démythisation » qui non seulement sont différents, mais contraires. Cette confusion rendit la version précédente de 1955 largement incompréhensible. Or démythiser n’est pas démythologiser.
Démythiser (ou démythifier) revient à retrancher de la Bible ce qu’on peut appeler des fables ou des légendes, ce qui s’oppose à notre raison. On aboutit ainsi à une Bible expurgée. On en censure ce qui ne correspond pas à notre manière actuelle et scientifique, par exemple, de voir et comprendre les choses, le monde, la nature en particulier. Une certaine exégèse, surtout libérale, a souvent procédé ainsi. C’est là une opération qui résiste à une lecture littéraliste de la Bible. Mais où s’arrêter dans une telle entreprise ? Ne risque-t-on pas alors de réduire la Bible à une peau de chagrin ? Le mythe de la démythologisation, lui, est en fait le langage religieux en général et biblique en particulier. Il est en effet la manière humaine de dire Dieu ou les dieux. Il suppose toujours une foi en une réalité divine qui nous dépasse infiniment. Mais nous nous trouvons là en pleine contradiction : comment puis-je dire la Transcendance avec des mots humains ? Le seul fait de dire Dieu, c’est déjà le trahir. Dieu est hors de ma portée. Quand je dis « Dieu », ce n’est déjà plus Dieu que je dis. J’aboutis à un résultat contraire à ce que je visais. Dans une telle perspective, en effet, Dieu dépend de moi, il devient objet de ma pensée ; je le neutralise et le maîtrise. En un mot, je le rationalise. Loin d’être saisi par Dieu, comme c’est le cas avec la foi, c’est moi qui le saisis dans une démarche rationnelle et objectivante. Le mythe a pour intention de dire Dieu, mais, ce faisant, il ne peut pas ne pas l’annexer.
En fait, deux conduites sont possibles devant la Bible. L’une et l’autre sont légitimes et peuvent être pratiquées ensemble. La première, le plus souvent historico-critique, est neutre, distanciée par rapport au texte biblique. La seconde sera une lecture qui nous engage, qui nous appelle à une décision, qui requiert adhésion ou refus, qui me fait sortir de moi-même et non pas tailler une Bible à ma mesure. C’est démythologiser. J’entends ou non une parole de Dieu à travers des Écritures profondément humaines. C’est une lecture croyante du texte biblique, quel qu’il soit, historique ou non. On passe de l’interprétation à l’interpellation. La lecture démythologisante est celle de la foi, celle de la dérationalisation. Elle devient une décision de foi et non une analyse pratiquée par une intelligence critique (démythisation). Il s’agit ainsi pour moi non seulement de voir ce que le texte dit, puis veut dire, – ce qui est d’ailleurs souvent bien difficile -, mais d’écouter aussi ce que son auteur veut me dire et nous dire. De parole humaine qu’il est, devient-il alors Parole de Dieu pour moi, pour nous ? On pourrait faire remarquer que cette lecture croyante et démythologisante n’est pas nécessairement moins scientifique qu’une autre, puisque le texte biblique a précisément été écrit pour une telle lecture et donc pour susciter la foi.
« Démythologiser », qu’on le veuille ou non, est un mot et une action qui ont une résonance négative. Or cette opération se veut tout à fait positive. Bultmann parle alors, avec un terme qui n’a pas ce même accent négatif, de lecture ou d’interprétation « existentiale ». C’est là une visée parfaitement positive. On peut donc affirmer que l’interprétation existentiale du texte ou des textes bibliques conduit, avec la démarche de la foi, à une décision existentielle. Parti du domaine rationnel de l’exégèse, on aboutit alors à l’univers de la foi, du relationnel puisque je crois que Dieu m’y interpelle.
Comme l’a montré Ricœur dans sa « Préface » au Jésus de Bultmann, la démythologisation s’opère à trois niveaux différents. Philosophique, par exemple. Je cherche alors à démontrer Dieu. Or la ruine de la foi n’est pas le doute, mais la preuve. De toute façon, je ne peux atteindre Dieu par moi-même, par une œuvre rationnelle et théologique, une entreprise intellectuelle, aussi grande et belle serait-elle. André Malet, le meilleur spécialiste en France de Bultmann, a écrit : « N’est pas seulement athée un savoir qui nie Dieu, mais beaucoup plus profondément, tout savoir qui s’affirme s’affirme savoir sur Dieu » (Mythos et Logos, La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, 1962).
Le niveau spirituel, étroitement lié au précédent, revient à ne pas dire je sais quand en réalité je crois. Il ne faut donc pas confondre croire et savoir. Il ne s’agit pas de faire l’économie de la foi. On voudrait avec des preuves, – comme les miracles de Jésus qui prouveraient sa divinité -, croire sans plus avoir à croire. Mais ce que je connais de Dieu n’est pas le résultat de ma piété, de mes œuvres spirituelles ou intellectuelles. La démythologisation correspond ainsi à la justification au sens paulinien. Le niveau scientifique met en évidence, par exemple, le fait que la conception biblique du monde (Weltanschauung) en trois étages (terre, enfer, ciel) n’est plus la nôtre. Il faut alors tout faire pour exprimer notre foi en tenant compte d’une vision actuelle du monde. De toute façon, on ne peut ni ne doit rendre la foi solidaire du moule culturel dans lequel elle est coulée. Ce moule n’a en tant que tel rien de spécifiquement chrétien ou évangélique. Il est appelé à changer lui aussi un jour. Démythologiser n’est donc pas seulement une exigence de l’homme moderne, mais bien plutôt une exigence de la foi, de la foi toute nue, du sola fide. On reconnaît là le caractère radicalement luthérien de Bultmann.
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