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Le silence, source de vie

 

Carré blanc sur fond blanc de Malévitch comme 4’33’’ de John Cage pointent un au-delà de la conception du blanc et du silence comme possibilité de l’émergence de l’œuvre d’art. Si 4 minutes 33 secondes de silence peuvent être reçues comme œuvre musicale, c’est bien parce que ce sont l’intention du compositeur et la réception de l’œuvre par l’auditeur qui désignent la musique comme musique, et non pas le fait qu’elle soit son ou silence. Ce n’est pas le silence véritable mais l’absence de son notée sur la partition qui désigne le silence en musique, car il est certain qu’une œuvre comportant 4 minutes de ce « silence » est bien loin d’être silencieuse, pleine des réactions aléatoires de son auditoire.

Le son n’est pas davantage musique que le silence serait antinomique avec la musique : la composition est un acte de création humaine, qui articule son et silence. C’est la main de l’homme qui insuffle la vie dans la matière sonore, qui sculpte son et temps, les transformant en un matériau musical susceptible de créer un discours structuré.

Le silence n’est alors pas l’horizon de l’œuvre, mais l’une de ses composantes. La fin de l’œuvre n’est pas nécessairement suivie de silence, tandis que la fin de la vie n’a d’autre issue que la mort. À ce titre, mort et silence ne sont pas réellement comparables. Certes, la fin de l’œuvre ne signifie pas sa complète disparition : elle existe en potentialité dans la partition, et elle existe en nous, réentendue intérieurement, comme la voix ou le visage d’un disparu. Mais cette « disparition » musicale, à la différence de la disparition d’un être humain, n’est ni insoutenable ni même douloureuse, parce qu’elle n’est pas définitive. Ce caractère partiellement répétable de l’expérience esthétique, au bénéfice de la pluralité des interprétations, est aux antipodes de l’existence humaine, dont la direction ne comporte ni marche arrière ni option « replay ». La musique est vie, elle a une direction, un sens, une fin, elle laisse entrevoir l’ultime, mais un ultime renouvelable, à notre mesure, parce que fait de main d’homme.

Il arrive que le silence musical puisse être porteur de la radicalité du néant, mais c’est alors en raison des éléments extra-musicaux auxquels il est lié. Le silence du philosophe et musicien Vladimir Jankelevitch sur la musique allemande après la Shoah est un silence de mort. Celui de la fin du lied Erlkönig de Schubert aussi : l’enfant que le père tient dans ses bras est mort. La mort de l’enfant est annoncée par Schubert sans aucune emphase musicale, par quelques accords du piano entrecoupés de silences qui étreignent l’auditeur comme le scandale qu’ils expriment.

La majeure partie des silences musicaux est source de vie. Le silence qui suit l’exécution publique d’une œuvre est une prolongation de l’effet que celle-ci a produit sur les auditeurs ; presque religieux, il est d’autant plus long que l’interprétation a touché et saisi. Le silence qui suit un accord suspensif est attente ou surprise, toujours tension et désir de ce qui vient après. Le silence d’un mouvement de menuet construit les rythmes et les appuis, il pose les pas des danseurs aussi sûrement que les sons. Le silence peut aussi s’insinuer petit à petit, rendant la texture progressivement transparente, faisant disparaître le matériau musical de manière féerique comme le fait Mendelssohn, qui de quelques coups d’archet fait disparaître ses elfes. Le silence qui s’impose à certaines des voix d’une partition d’orchestre sculpte la matière, aère l’espace, comme celui que Jankelevitch décèle dans la musique de Claude Debussy : « Tout un silence intra-musical baigne [son] œuvre, en pénètre les pores, en espace les notes, en aère les portées. […] Il est en quelque sorte le milieu atmosphérique où les accords respirent. » La mort pénètre les pores de la vie, l’alourdit de sa pesanteur ; le silence allège la musique comme lumière et grâce.

 

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À propos Constance Luzzati

est harpiste, professeur de culture musicale à Paris, et étudiante en théologie à Genève. Elle est titulaire d’un doctorat de musique, de plusieurs premiers prix du conservatoire de Paris et de concours internationaux.

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