Telle qu’elle est aujourd’hui comprise et célébrée, la cène souffre d’un double problème. Tout d’abord, comme le relevait déjà Rudolf Bultmann dans sa fameuse conférence de 1941, Nouveau Testament et mythologie, son « sens » échappe largement à nos contemporains. L’homme du XXIe siècle ne peut plus admettre, en effet, qu’un simple repas puisse lui communiquer je ne sais quelle force ou réalité spirituelle, ni même être le lieu d’une rencontre avec Dieu. Et le sens de la cène lui échappe encore plus s’il en vient à se perdre dans les nombreuses controverses qui ont émaillé l’histoire de son interprétation. Présence ou non du Christ dans les éléments ? Valeur sacrificielle du sacrement ? Comment la célébrer ? Vin ou jus de raisin ? Vin blanc ou vin rouge ? Pain azyme ou pas ? La seconde difficulté a trait au fait de sa célébration au sein d’un culte qui a lieu, lui-même, dans un bâtiment étiqueté comme religieux : beaucoup de nos contemporains n’ont en effet plus aucun attrait pour toutes ces choses qui, à leurs yeux, incarnent une religion organisée et institutionnalisée. Concernant ce second point, je crois que la révision éventuelle de nos liturgies dans quelque sens qu’elle aille, n’y changera rien : peu importe que nous célébrions la cène avec de la limonade et des bretzels et que nous remplacions le chant traditionnel par une danse folklorique (tous exemples vécus par le rédacteur de ces lignes !) : nous ne parviendrons pas à faire oublier à nos contemporains qu’ils sont dans un temple et que ce temple incarne à leurs yeux l’Église en tant qu’institution. Nous n’arriverons à les intéresser à ce « sacrement », à supposer que nous le souhaitions, que si celui-ci est à même de leur parler, c’est-à-dire s’il peut être compris comme quelque chose qui les concerne et qui regarde leur vie. Or, pour ce faire, il faut revenir au récit de la cène tel que nous le présentent les évangiles, en ayant soin toutefois de le lire avec les yeux de notre époque. Le texte de Mc 14,17-25 est, nous disent les exégètes, un texte liturgique bien connu des premiers chrétiens puisqu’on en retrouve pour partie la teneur chez Paul (en 1 Co 11,23- 26 en particulier). De quoi est-il question dans ce récit ? Du dernier repas de Jésus avec ses disciples. L’échange qu’il a avec eux à cette occasion est des plus simples : ils mangent du pain et boivent du vin et Jésus prononce quelques paroles qui viennent expliquer le sens de ce dernier repas pris en commun : « Ceci est mon corps » suivi de la phrase bien connue : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui est versé pour beaucoup. Je vous le dis en vérité, je ne boirai plus jamais du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu. » Puis, avant de gagner le Mont des Oliviers, les disciples et Jésus chantent des Psaumes.
Ce dont il est question dans ces paroles, c’est de ce moment charnière qui voit Jésus prendre congé de ceux qui le suivent et annoncer sa disparition et son absence future. Le sens des mots est important : il ne boira « jamais plus » du fruit de la vigne avec eux – tout est fini. Mais en même temps se fait jour une réalité nouvelle : « jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu. » Ce dont il est question, in fine, c’est donc de sa présence « future » (et, pour le lecteur du récit, « actuelle ») par le biais de sa parole accompagnant les gestes accomplis lors du repas de la Pâque. Notons toutefois que le philosophe Ralph Waldo Emerson finit par ne plus vouloir célébrer la cène, estimant que Jésus avait fait probablement adressé cette invitation uniquement à ses disciples.
C’est ici, ce me semble, que peut apparaître une première et utile source de réflexion : la célébration du dernier repas, un simple repas, est le lieu de surgissement d’un sens qui dépasse largement la banalité de l’événement ; ou plutôt : il est l’occasion de montrer que ce qui est banal, ordinaire (un simple repas), peut devenir « saint » parce qu’il en vient à concerner l’ensemble de la vie de ceux qui y prennent part. Ce monde passe. Le visible est éphémère. Toutes et tous, jeunes ou vieux, nous sommes, comme Jésus, appelés à disparaître. Et toutes les choses qui nous entourent et auxquelles nous pouvons nous raccrocher pour tenter de surmonter cette réalité passeront elles aussi : carrière, biens, peines ou joies. Se fier au visible, à l’éphémère, c’est se fier à ce qui meurt et disparaît à son tour. Se fier à l’éphémère, c’est donc se fier à la mort et y succomber. Or, ce à quoi nous invite le récit du dernier repas, c’est à reconnaître que ce visible peut être aussi l’occasion d’une révélation, que cet éphémère peut être le lieu d’un changement du regard porté sur notre existence.
À commencer par notre regard sur les « éléments » de la cène : le pain et le vin. Quoi de plus éphémère, en effet, qu’une miche de pain ? Mais que de symbole ! Le pain, comme le vin, matérialise à lui seul la réalité de la vie : sans la graine plantée, sans le bon climat pour la voir pousser, sans le travail du paysan, du meunier et du boulanger, ce morceau de pain ne serait pas là et nous n’aurions rien à manger. Le pain, comme le vin, « incarne » ainsi cette réalité : la vie, et ce qui la permet, est en fin de compte un don, quelque chose que nous ne pouvons maîtriser mais qui a une valeur incommensurable – car sans pain, sans nourriture, point de vie. Ce que nous dit le récit de l’Évangile, c’est que reconnaître que la vie et tout ce qui la constitue est un don, c’est commencer à vivre vraiment, ce que Paul appelle « devenir une nouvelle créature ». Participer à la cène, c’est donc d’abord célébrer cette liberté qui nous est offerte lorsque nous reconnaissons que la vie, dans sa banalité, est un don, qu’elle nous est offerte ou, comme l’écrivait Luther, que « la loi de la vie, c’est la grâce ». Or, de la reconnaissance de ce don peut surgir le sublime, le divin : le verset 26 de l’évangile de Marc, souvent traité avec la suite du récit de la Passion par les exégètes, le souligne bien : après la cène, les disciples et Jésus chantent des Psaumes. Bref, ils célèbrent cette réalité nouvelle dont il est question, ils célèbrent un nouvel état d’être, une vie qui n’est pas « nouvelle » à proprement parler mais qui s’est vue renouveler : quelque chose, pour eux, est advenu.
Tout passe, nous allons mourir – c’est là la réalité de notre condition. Mais, en même temps, cet éphémère qui nous caractérise peut être le lieu d’un éternel qui naît de la rencontre d’autrui et de la conviction que notre vie ne se résume pas à ses frontières biologiques. Pour les disciples, celui qui a disparu et est absent reste bel et bien présent. Et de cette conviction naît leur liberté à l’égard de la vie et de ses douleurs. C’est sans doute là le sens de cette « alliance » dont parle Jésus dans Marc ou de « la rémission des péchés » que Paul mentionne. Le « pardon » des péchés offre la liberté ; l’« alliance nouvelle », le « royaume », c’est la liberté à l’égard de la vie qui nous est donnée. Jésus n’est pas mort, mais il vit. Wilfred Monod avait raison de l’écrire : la cène n’est pas « commémoration d’un mort » mais « communion avec un Vivant ». Jésus est vivant, non seulement dans la mémoire de ses compagnons mais aussi par le fait que d’autres hommes vivent, sentent et se réjouissent à leur tour. Le monde ne disparaît pas avec celui qui a disparu : il y aura toujours de la vie pour prolonger la vie. La cène est donc sacrement de liberté à l’égard de la mort car elle est célébration de la résurrection, celle du Christ, bien sûr, mais celle, aussi et avant tout, à laquelle nous sommes appelés, chacune et chacun d’entre nous. Elle est d’abord confession de cette vérité dont vit celui qui croit : « je suis, moi aussi, ressuscité. »
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