Friedrich D. E. Schleiermacher, traduction de Bernard Reymond
Pour nous tous aujourd’hui, chers amis chrétiens, l’entrée dans cette nouvelle année est certainement très différente de ce qu’elle fut d’habitude. D’ordinaire, son premier matin était égayé de joyeux souvenirs et de souriantes espérances ; maintenant les soucis la ternissent de toutes parts. […]
Matthieu 10,28
Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent pas tuer l’âme. Mais craignez plutôt celui qui peut ruiner le corps et l’âme dans l’enfer.
Considérons d’abord ce que nous ne devons pas craindre, à savoir ceux qui ne sont capables de tuer que le corps, mais ne peuvent pas endommager l’âme.
Nous devons considérer cela, mes amis, comme la description de la puissance terrestre qui ne peut s’en prendre à l’être humain que dans le domaine de sa vie temporelle […]. Les paroles de notre texte […] donnent à entendre que tout ce que l’être humain pourrait craindre, que ce soit d’une manière ou d’une autre la mort, une perturbation de la vie, qu’elle soit physique ou spirituelle, tout ce que craint un être humain permet de repérer ce sur quoi il fonde sa vie. Toute vie humaine est cependant âme et corps, et la puissance terrestre que nous n’avons pas à craindre est celle qui, dans une vie humaine, ne peut tuer que le corps. Prenez par exemple la vie temporelle d’un individu ; quiconque est né de Dieu doit savoir que cette vie, avec toute la diversité des événements qui la caractérisent et tout ce qui relève de son domaine, n’est que le corps de la véritable vie à l’occasion de laquelle et par laquelle l’âme de ce corps se révèle. Cette âme, cependant, est justement l’esprit de Dieu dont nous sommes nés, or quelle puissance terrestre pourrait bien en perturber d’une manière ou d’une autre la nature et l’activité ?
[…] c’est une opinion tout à fait erronée, toute répandue qu’elle soit, de ne pas considérer le courage comme une vertu générale et nécessaire, mais seulement comme une disposition particulière qui ne serait accordée qu’à quelques-uns pour qu’ils la développent en eux-mêmes et l’exercent aussi envers tous les autres ; en revanche, tous les autres, qui n’appartiennent pas à cette catégorie qui a fait du courage son affaire, pourraient avouer sans honte ni faiblesse un certain degré de lâcheté et, à titre d’excuse pour des désarrois, des abandons, des négligences de toute sorte, alléguer qu’ils les ont commis par peur et qu’ils ont peut-être sacrifié une partie de ce que requérait le devoir afin de préserver tout le reste. Ce n’est pas ce que pensait notre Libérateur, parce qu’il savait justement qu’on ne préserve rien par la peur, mais qu’on y perd tout […].
C’est pourquoi, quoi qu’il advienne extérieurement, heureux sommes-nous si se réalise ce vœu de nous libérer durablement de la peur ! Si alors, dans un proche avenir, quelque chose de semblable ou de pire que ce que nous avons déjà enduré nous attend, rien de contrariant ou d’avilissant ne peut nous arriver, en particulier pas à ceux qui ne vivent pas seulement dans le corps, mais qui vivent dans l’esprit et qui, dans tous les différents domaines dans lesquels se répartit notre existence, ne se soucient pas de l’apparence, de l’instrument, de la possession, du plaisir sensuel, mais d’abord de conserver en toutes choses leur intériorité pure et inébranlable, et de ne pas abandonner la fidèle communion avec les autres, en lien avec lesquels, si nous vivons vraiment en esprit, nous représenterons quelque chose de bon et de beau, certainement aussi extérieurement, de la manière et sous la forme que le moment exigera. Avec cette intention, nous deviendrons toujours plus conscients, notre vitalité et notre joie de vivre s’en trouvant accrues, qu’aucune puissance terrestre ne peut endommager et blesser l’esprit et que, selon la promesse du Libérateur, nous gagnons en intériorité et en élévation, également quand, pour éviter de nous écarter de ce qui est juste et du commandement divin, nous mettons en jeu et perdons la vie matérielle et le bien-être. […] En ne craignant pas ceux qui ne peuvent blesser et tuer que le corps, nous voulons en revanche craindre le Seigneur qui peut aussi conduire l’âme à sa ruine en enfer. […] Craindre le Seigneur est une tournure aussi équivoque et prêtant à malentendu qu’elle est habituelle. Il y a une crainte de Dieu qui est prisée comme étant le début de la sagesse, il y en a une autre qui doit être éliminée par l’amour. […]
Au premier coup d’œil, il pourrait à vrai dire sembler qu’il devrait être ici question de la peur abjecte des maux que Dieu inflige dans ce monde comme châtiment ; car ce qu’on pense, c’est habituellement ceci : l’âme périt en enfer. […] Bannissons toutes ces pensées et soyons convaincus que le Libérateur nous recommande une autre crainte que celle-là. Tenons-nous-en au fait que le Libérateur n’est pas venu pour nous condamner et nous effrayer par la peur de sanctions, mais que quiconque ne l’écoute pas ou s’éloigne de lui est déjà l’objet de son propre jugement. Souvenons-nous du fait qu’il ne veut nous former qu’à une seule attitude envers Dieu, l’amour, et que la crainte que recommande le Christ doit faire un avec l’amour. […]
Cependant, en temps de paix et d’ordre, quand rien ne vient perturber la circonspection de qui veut accéder à la béatitude, quand l’être humain reste aisément maître de lui-même, quand il perçoit plus facilement les petites dérives et retrouve sans difficulté le droit chemin, l’amour, bien sûr, ne va généralement pas se présenter sous les traits de la peur. Mais c’est plus aisément et plus salutairement, souvent même plus nécessairement le cas dans des temps de difficulté et de confusion, quand l’esprit est violemment secoué de toute sorte de façons, quand l’être humain ne peut pas embrasser tranquillement du regard une grande partie de sa carrière, quand le mouvement rapide de toutes choses laisse peu de place au calme recueillement devant Dieu, quand l’être humain risque à chaque pas de vaciller et de trébucher et que les limites du droit et du non-droit sont souvent difficiles à repérer, quand une faute en entraîne d’autres plus rapidement et plus inévitablement, et quand les conséquences de ses actes rattrapent souvent cet humain de la manière la plus malheureuse et la plus destructrice. C’est à de tels temps que le Libérateur voulait préparer ses disciples et les fortifier ; tels sont aussi les temps qui nous ont atteints maintenant. C’était donc très bien de présenter l’amour sous cette forme aux disciples, de les exhorter et de nous exhorter à cette crainte salutaire dont nous ne pourrions guère nous passer maintenant. […]
Voyez-vous, mes amis, ainsi la crainte du Seigneur et l’absence de peur devant tout autre que lui, alliées à la beauté de la vie incompréhensible aux enfants de ce monde, nous conduisent-elles à associer le sérieux le plus saint et la fidélité la plus consciencieuse, qui prend attentivement soin même des plus petites choses et ne laisse rien lui échapper ou lui être arraché de ce que nous devons considérer comme nôtre dans le champ du devoir, à la gaîté tranquille et à la légèreté joyeuse qui considèrent avec sérénité le jeu des changements terrestres et laissent partir sans soupirs ni larmes ce qui est éphémère.
[…] Ah, veillons au moins à ce que les figures troublantes du moment ne nous masquent pas l’image de Dieu ! Renonçons volontiers à notre propre sagesse pour voir sa vérité, en présupposant toujours que ce qui est en réalité suscité par lui par le biais de tout ce qui arrive est juste et toujours conforme à ses intentions d’épurement, de réforme, de renouveau ; et veillons à ce que ne germent pas dans notre âme une incompréhension et une arrogance qui nous sépareraient nécessairement de lui. En vérité, il est proche de ceux qui le cherchent, il se laisse trouver par ceux qui, dans une crainte empreinte de respect, s’enquièrent de ses œuvres et de ses voies, par ceux qui, en leur qualité d’enfants et de croyants, s’accusent eux-mêmes et se réfutent volontiers pour exalter sa sagesse. Conduite par notre crainte du Seigneur, notre pensée sera aussi pure et aussi bénie que notre action, et aucune des raisons pour lesquelles la sagesse doit se laisser corriger par ceux qui ne sont pas encore tout à fait ses enfants ne viendra obscurcir notre vision. Nous verrons le Seigneur partout et la vie de quiconque le voit est paix et joie. Nous agirons partout dans son sens et ainsi personne ne pourra être contre nous et aucune adversité ne pourra nous nuire. Qu’est-ce en effet que la béatitude, ou bien où voudrions-nous jamais la trouver, si nous ne l’avons pas dans l’état présent où l’être humain s’unit toujours plus à Dieu dans sa pensée et son action, où par l’intermédiaire du Fils il reconnaît aussi le Père et, avec le Fils, vit aussi dans le Père : la béatitude est un état auquel nous parviendrons, quelles que soient les circonstances, par la crainte que nous aurons du Seigneur, et rien d’autre.
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