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Le raisonnement mathématique et la spiritualité protestante

 

Certes, la science et la foi évoluent dans des registres bien distincts mais je suis un mathématicien intéressé par la théologie. De plus la spiritualité m’interpelle et le fait religieux me questionne. La coutume est celle d’opposer science et foi mais, sans privilégier une concordance simpliste, mes réflexions sont résolument placées dans une mouvance inverse qui cherche à établir un pont entre mathématiciens et théologiens. Dans ce contexte chacun doit faire un pas vers l’autre et ce lien ne sera porteur de vrai sens que s’il arrive à respecter les diverses tendances constitutives des disciplines de pensée qui sont en présence. Une foi ancrée dans la lucidité protestante me met à l’aise dans cette démarche.

Pour le mathématicien, le protestantisme facilite un bon terrain d’entente : la Réforme est historiquement liée à l’humanisme et aux nouveaux savoirs. Elle est une libération intellectuelle et spirituelle qui n’hésite pas à faire confiance à la connaissance rationnelle (bien entendu, ceci ne vaut pas pour les néo-protestants littéralistes et intégristes).

Pour le théologien réformé, les mathématiques favorisent un bon climat de dialogue : elles tentent de décrire, de comprendre et d’expliquer des énigmes ou des mystères. Elles côtoient l’inconnu, la transcendance de l’infini, les limites. Les mathématiques sont même parfois amenées à reconnaître un domaine de travail qui réside au-delà des frontières de leur étude (bien entendu, ceci ne vaut pas pour les mathématiciens ultra-agnostiques).

En référence au titre de cet article, il est adéquat de mettre en exergue trois piliers du raisonnement mathématique : l’imagination de la réflexion, la rigueur de la pensée et la ténacité des idées. Il est aussi pertinent de mettre en valeur trois piliers de la spiritualité protestante : l’humilité de l’écoute, l’intelligence de la parole et la responsabilité de l’interprétation. Ces six concepts sont à mes yeux significatifs pour décrire les manières d’être qui sont en jeu. De mon point de vue, ils ne s’excluent pas et ils sont loin d’être incompatibles. Au contraire, je pense que le mathématicien et le théologien peuvent fort bien les partager et même les échanger pour construire un socle de leur communication et de leur reconnaissance mutuelle. J’essayerai d’en convaincre le lecteur en les commentant brièvement à tour de rôle.

 L’imagination de la réflexion

En mathématiques il faut trouver une voie d’approche à un problème. Une démonstration d’un théorème n’est pas tracée d’avance, elle agit dans l’esprit comme un processus créatif. Le mathématicien ne craint pas de montrer qu’il existe des objets impossibles à fréquenter dans le concret de la vie. Ces attitudes conviennent bien au théologien qui lit He11,1-3 : « La foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas. C’est par la foi que nous reconnaissons que l’univers a été formé par la parole de Dieu, en sorte que ce qu’on voit n’a pas été fait de choses visibles ». Être porté par la foi c’est donc aussi réfléchir de façon raisonnable et raisonnée en se laissant bercer par l’imagination : c’est comprendre d’une nouvelle manière qui n’est pas préétablie.

  La rigueur de la pensée

Une preuve mathématique est un idéal de logique abstraite exprimé dans un langage formalisé et universel. Elle prolonge le processus qui est en jeu dans une perception ordinaire des faits. Il ne faut pas se laisser divaguer mais s’en tenir à un raisonnement déductif et à des axiomes. La théologie n’est pas gênée par ces procédés, elle les retrouve dans la méthodologie rigoureuse de l’herméneutique. En exégèse de la pensée biblique on respecte aussi des principes : ce sont ceux qui expliquent le sens correct des signes et de leur valeur symbolique, ceux qui permettent de cadrer sans émotions le langage métaphorique des récits miraculeux qui jalonnent la vie de Jésus. Une des tâches de la théologie est aussi scientifique : c’est celle de savoir quel est le discours rigoureux à tenir sur Dieu.

 La ténacité des idées

En mathématiques il faut constamment fouiller dans le savoir et sans cesse persévérer. Le combat contre la difficulté ne se gagne pas sans obstination. L’insistance pour pouvoir atteindre la résolution parfaite et idéale d’un problème est intensément ressentie dans la vie personnelle. Pour une théologie issue de la Réforme, cet état d’esprit s’insère bien dans le fondement de la prière chrétienne. Les idées et les paroles qui habitent une prière n’arrivent pas béatement en attendant que des sentiments plus ou moins religieux jaillissent sans réfléchir. Prier est un acte qui se mûrit, c’est un acte spirituellement adulte, un acte qui demande un effort. Joindre les mains et les tendre vers le ciel n’est souvent pas suffisant, on doit aussi se retrousser les manches et mettre les mains à la pâte. Les invocations, les intercessions doivent être actives, insistantes et même parfois provocantes pour qu’elles arrivent à surprendre l’attention de Dieu. La ténacité apparaît aussi comme étant une valeur inhérente à la vie spirituelle : c’est elle qui permet de faire face aux prières non exaucées.

 L’humilité de l’écoute

La Bible est la référence originaire de la foi. Sans se soumettre à une révélation divine indiscutable, c’est avec la petitesse de sa condition humaine et la modestie de son cœur que les sons des voix de la Bible résonnent chez le théologien réformé. Mais la plénitude du Verbe (Jn 1,1) lui reste parfois désespérément inatteignable… Le mathématicien partage une attitude semblable puisqu’il doit souvent prendre conscience de l’immensité de son ignorance confrontée à l’inconnu d’un problème. En s’abaissant devant le Savoir, c’est sans aucune arrogance qu’il laisse l’inaccessibilité de la solution envahir son d’esprit. L’objet de l’étude des mathématiques dans leur ensemble est d’une extrême complexité. La démonstration intéresse davantage que la résolution, une réponse est comme la fin d’une promenade : elle est moins importante que le chemin parcouru. Dans ce contexte, bien écouter la démarche des preuves des théorèmes c’est aussi faire preuve d’humilité : c’est accepter qu’une finalité, totale et parfaite, ne pourra sans doute jamais être complètement acquise.

  L’intelligence de la parole

La célébration du culte du dimanche est un moyen de grâce pour partager fraternellement l’annonce de l’Évangile. C’est un moment privilégié qui nourrit la foi et renforce la connaissance pour oser penser ce que l’on croit. La prédication est la source d’un renouvellement continuel de notre esprit. Pour la conviction reformée, la prédication est surtout un art, et un art majeur, qui fait appel au savoir et à l’innovation. Elle permet d’allier la ferveur spirituelle de celui qui écoute à la compréhension du théologien qui parle. Le digne pendant mathématique de cet aspect est la dimension de classification logique qui réside dans la finesse et la virtuosité des arguments choisis pour établir la résolution irréfutable d’un problème. Dans cette activité, faire usage d’une parole intelligente et d’une écriture symbolique avec des formules mathématiques c’est aussi faire en sorte que les résultats obtenus soient intelligibles : c’est se convaincre qu’enseigner, c’est braver la frontière d’une explication.

 La responsabilité de l’interprétation

Il y a essentiellement deux manières de lire la Bible : soit on la prend à la lettre, soit on la prend au sérieux. Le protestant réformé choisit la seconde façon, elle favorise naturellement l’autonomie de sa vie spirituelle et elle le rend responsable du sens qu’il donne à sa relation avec Dieu. Le risque du théologien est celui de croire qu’il tient dans son interprétation une représentation de l’objet de la foi. Le mathématicien apprécie apprécie bien cette situation : il lui fait correspondre une audace du mathématicien où le défi est de parvenir à structurer les concepts non concrets qu’il manipule. En sciences exactes, lorsque qu’un chercheur construit la démonstration d’un théorème, il met en place une formidable démarche de simplification de la réalité. Les mathématiques sont l’expression abstraite de notre capacité à reconnaître le réel, c’est la seule discipline où l’on peut tout vérifier par soi-même. Dans cette façon de raisonner, la responsabilité de la pensée joue un rôle primordial : c’est aussi s’assurer de la cohérence des interprétations données aux structures analytiques utilisées.

En guise de conclusion, lisons quelques lignes écrites par Jean Calvin (Institutio Christianæ Religionis II, 2,15, Ed. 1559, traduit du latin) : « Que penser de la science dans son ensemble ? Ne serait-elle que le produit du délire ? Non, ce n’est jamais sans une profonde admiration qu’il nous est donné d’aborder ses écrits et de reconnaître leur éclat. Déclarer qu’une science est brillante et digne de louange, n’est-ce pas reconnaître qu’elle vient de Dieu ? » Dans cette perspective, qui a inspiré le protestantisme des Lumières, il n’y a pas contradiction entre la foi et le logos des sciences, il y a synergie entre le message spirituel des évangiles et un rationalisme bien ajusté. À la question « Pourquoi fait-on des mathématiques ? » personnellement je répondrais : pour vivre et perdurer. Il me semble qu’un théologien pourrait aussi donner la même réponse si on lui demandait « pourquoi fait-on de la théologie ? »

 

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À propos Michel Cibils

est mathématicien et physicien théoricien, chargé de cours à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne en Suisse. Il est titulaire d’un doctorat ès sciences, ses travaux de recherche portent sur les systèmes dynamiques et la géométrie hyperbolique. Avec les facultés de théologie des Universités de Genève et de Neuchâtel, il a contribué à l’éclosion des interfaces «physique-théologie» et «mathématique-herméneutique».

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