Cet extrait du § 163 de La cohérence de la foi, publié dans la traduction française de Bernard Reymond, (Genève, Labor et Fides, 2018), est caractéristique de la démarche systématique de Schleiermacher, qui s’accompagne en l’occurrence de réflexions relevant de la théologie pratique. C’est le développement de la thèse 163 qualifiée de « proposition doctrinale » : « Toute prière au nom de Jésus est entendue, mais aussi seule une telle prière reçoit cette promesse. »
«Prier au nom de Jésus signifie d’abord prier selon ses préoccupations, ensuite prier dans son sens ; ces deux aspects ne doivent pas être disjoints. Car s’il est possible de traiter le bien-être spirituel de l’humain autrement que dans le sens de Jésus, ce qui serait proposé à Dieu dans cette prière ne serait donc pas son affaire. Prenons le cas d’une prière dont l’objet se rapporterait essentiellement au salut : est-elle automatiquement une prière au nom de Jésus ? Dans la mesure où elle est une prière déterminée, son objet doit aussi être en accord avec l’ordre selon lequel le Christ gouverne l’Église, si bien que celui qui prie apparaît dans sa prière comme un ambassadeur véritable et digne de foi du Christ. Il s’ensuit que seule peut être légitime au nom de Jésus une prière fondée sur la conscience de l’Église, de ses états intérieurs et de ses circonstances extérieures. Or il est tout naturel qu’une telle prière soit entendue. Si le besoin est correctement pris en considération et si la prière est dirigée par la parfaite conscience que l’Église a de la situation, la prière a en elle toute la vérité qui se trouve dans le fait de reconnaître le Christ ; forte de cette vérité et du pouvoir que le Père a conféré au Fils, cette prière doit donc être entendue.
[…] Parmi les chrétiens bien-pensants, dévots et fidèles, il s’en trouve aussi toujours en nombre variable qui voudraient par la prière infléchir la volonté de Dieu en faisant valoir littéralement les promesses du Christ, mais qui ne comprennent pas dans toute sa portée la condition qu’il y met. Car, si le Christ encourage à croire vraiment pour que la prière soit exaucée, il n’entend pas par là une foi en l’exaucement limitée et repliée sur elle-même, mais la véritable foi au plein sens de ce terme, c’est-à-dire la foi en la vérité, en l’éternité et en la valeur supérieure à toute autre du règne de Dieu institué par le Christ. […] Nous rejetons simultanément deux formules : celle selon laquelle ce pour l’exaucement de quoi on prie se produirait même si on ne priait pas, aussi bien que celle selon laquelle ce pour l’exaucement de quoi on prie se produit parce qu’on a prié pour cela. La cohésion entre la prière et son accomplissement tient à ce que ces deux formules sont fondées sur un seul et même fait, à savoir sur la formation du règne de Dieu par l’union de l’essence divine et de la nature humaine, car dans ce règne deux choses reviennent au même : le pressentiment humain fondé sur l’activité de l’Esprit divin dans son ensemble, c’est-à-dire la prière, et l’expression déterminée du pouvoir conféré au Christ, c’est-à-dire l’accomplissement. Ce dernier ne serait donc pas advenu s’il n’y avait pas eu de prière, parce qu’alors le point n’aurait pas encore été atteint auquel cet accomplissement devait donner suite. L’accomplissement n’advient cependant pas parce qu’on a prié, mais parce que la prière parfaite ne peut avoir d’autre objet que ce qui est en relation avec un donné dans l’ordre de la bienveillance divine. […] Il ne peut y avoir de sentiment de certitude pour une autre prière que celle qui provient de la parfaite conscience de soi de l’Église ; mais aussi, pour le chrétien qui rapporte tout au règne de Dieu, aucune autre prière ne peut être naturelle que la prière déterminée ou indéterminée au nom de Jésus. [… Il est vrai que] nous connaissons par expérience générale une autre sorte de prière que nous ne pouvons certes pas absolument rejeter, mais dont nous devons au contraire faire l’éloge dans la mesure où elle est toujours une relation entre des impressions humaines et la conscience de Dieu qui nous habite, et où toute impression humaine est plus pure et meilleure dans cette relation que sans elle ; la certitude d’être entendu doit cependant faire défaut à une telle prière dans la mesure où nous ne pouvons pas mettre l’objet de nos souhaits parmi les besoins de l’Église du Christ. Cela vaut d’abord de tous les souhaits que nous inspire un amour personnel pour quelqu’un d’autre. Plus cette personne a de prix pour nous, plus nous pouvons être facilement induits à croire que ce serait un dommage irréparable pour le règne de Dieu qu’elle soit exclue de son périmètre d’action ; mais en examinant cela de plus près, nous devons toujours trouver cela infantile, parce qu’une conscience calme et claire nous dit que, à part le Christ, personne n’est indispensable dans le règne de Dieu. Cela vaut à plus forte raison de tous les souhaits qui se rapportent à notre prospérité ou à celle d’autrui ; mais sur ce point nous nous donnons déjà moins le change. Cependant aussi longtemps que, dans toutes ces questions, nous ne sommes pas encore parvenus à une pure soumission qui, pleinement conforme aux meilleures convictions, remet le résultat à Dieu seul, c’est-à-dire aussi longtemps que notre activité fidèle est encore accompagnée de nos souhaits, il est salutaire pour chacun, mais surtout pour le chrétien, de mettre ces souhaits en relation avec sa conscience de Dieu. Car la juste soumission doit justement bénéficier de la conscience que nous ne pouvons présenter ces souhaits avec conviction au nom de Jésus qu’en tant qu’affaire de l’Église. Mais toute prière de cet ordre, qui n’est qu’une partie de la cure d’âme individuelle, demeure aussi la plus correcte dans le cercle de la vie individuelle et domestique où elle est à sa place naturelle ; en revanche, les prières publiques communes des chrétiens doivent toujours présenter le type pur de la prière au nom de Jésus sans y mêler des objets qui, de toute évidence, ne sont pas en relation avec l’existence du règne de Dieu, mais ne ressortissent qu’à un intérêt mondain bien qu’il soit commun. C’est sur ce modèle que doivent être élaborées toutes les intercessions publiques et que sont à expliquer les allusions à cet égard tirées des principaux passages de l’Écriture. »Sélection et traduction de Bernard Reymond, adaptation de la rédaction.
À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot » Nous sommes tous des héritiers de Schleiermacher « et de Jean-Marc Tétaz » Friedrich D. E. Schleiermacher (1768-1834), modernité et subjectivité «
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