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La Trinité, un dogme fragile

Le mot Trinité n’apparaît pas dans le Nouveau Testament. Le concept auquel ce terme ren­voie est le produit des intenses cogitations des évêques du ive siècle, encouragées par les empereurs qui voulaient étayer leur pouvoir tem­porel sur une religion officielle solidement charpentée, à l’orthodoxie intransigeante dont l’adoption par les peuples serait un gage de leur obéissance. C’est ainsi qu’est né en 325 à Nicée le Credo, imposante construc­tion théologico-philosophique dont la Trinité est la clé de voûte. Au risque de choquer certains lecteurs, je tenterai d’en montrer la fragilité et, peut-être même, la dangerosité.

La naissance d’un dogme.

Il convient d’abord de rappeler les circonstances de l’adoption du Credo1. Le concile de Nicée, censé être oecuménique dans le sens d’universel, était loin de représenter l’ensemble de la chrétienté : un seul évêque, ou peut-être trois, venait de la moitié occidentale de l’Empire romain, face à plus de 250 évêques des pro­vinces orientales et africaines. Ces prélats baignaient pour la plupart dans une culture hellénistique orgueil­leuse, imprégnée de philosophie aristotélicienne et néoplatonicienne, friande de distinguos subtils et de raisonnements acrobatiques. Ils ont tout naturelle­ment appliqué à la foi chrétienne les schémas et les concepts qui leur étaient familiers alors même qu’ils étaient étrangers à Jésus et à la première génération de ses disciples. C’est ainsi qu’ils ont cru pouvoir définir la nature immuable de Dieu, alors que la Bible nous en fait connaître principalement l’action et la parole. En revanche, ils ont passé sous silence la plus grande partie du contenu de l’Évangile, soit les actes-événements de la vie de Jésus entre sa naissance et sa crucifixion : son enseignement, ses appels à la conversion, ses miracles, son conflit avec les prêtres etc… Devant la menace des hérésies2 et sous la pression de l’Empereur, les pères conciliaires ont adopté des formulations lourdement dogmatiques, essentialistes pourrait-on dire, au lieu de s’en tenir aux Écritures.

C’est ainsi qu’en dépit de plusieurs contradictions logiques et théologiques et, au terme de disputes achar­nées, est né le dogme trinitaire : un seul Dieu en trois personnes, dont les deux premières, soit le Père et le Fils, sont de substance identique et existent de toute éternité, tandis que la troisième, le Saint-Esprit « pro­cède » du Père ou, selon une affirmation plus tardive de l’Église catholique, du Père et du Fils, tout en parta­geant avec eux tous les attributs de la divinité.

Trinité ou binarité ?

Et pourtant ! Plutôt qu’une trinité, les évangiles, surtout celui de Jean, évoquent une binarité, soit l’intime relation entre Jésus et celui qu’il appelait « Abba », c’est-à-dire Papa. Ce qu’il est convenu de nommer la troisième personne de la Trinité et que le Nouveau Testament appelle simplement Esprit ou Esprit saint, y apparaît le plus souvent non comme une entité autonome dotée d’une personnalité propre, mais comme une force, comme un don de Dieu ou de son Fils qui fortifie les croyants et les rend capables d’accomplir leur volonté. Les mots « ruah » (hébreu) et « pneuma » (grec) peuvent se traduire indifféremment par « esprit » ou par « souffle » : ce dernier terme a l’avantage de suggérer la dépendance ou la subordi­nation du souffle au souffleur, ce que disent aussi les très nombreux passages de la Bible où il est question de « l’esprit de Dieu » ou de « l’esprit du Christ ».

Le Catéchisme de l’Église catholique n’en affirme pas moins, au numéro 258 : « (…) l’Église confesse à la suite du Nouveau Testament (cf. 1 Co 8,6) : “un Dieu et Père de qui sont toutes choses, un Seigneur Jésus- Christ pour qui sont toutes choses, un Esprit Saint en qui sont toutes choses”. » Pieuse mystification car le verset auquel ce catéchisme se réfère ne contient aucune mention de l’Esprit Saint ! En voici la teneur intégrale : « Quant à nous, nous avons un seul Dieu, le Père, de qui tout procède et pour qui nous sommes ; et nous avons un seul Seigneur, Jésus Christ, pour qui tout existe et par qui nous sommes. » Fâcheux détournement d’un texte binaire pour asseoir le dogme trinitaire. Une querelle byzantine.

Personnellement, je ne suis pas loin de penser que la tentative conciliaire de dire l’indicible a quelque chose de sacrilège envers le “Tout Autre” divin (c’était déjà l’opinion de plusieurs théologiens du IVe siècle). Quoi qu’il en soit, la confession de Nicée-Constanti­nople est trop marquée par son contexte intellectuel et par les intrigues et les jeux de pouvoir pour être recon­nue par des croyants avertis comme l’expression intan­gible de la foi. Il faut souhaiter que les chrétiens se montrent aujourd’hui plus attentifs aux circonstances de la rédaction du texte, circonstances qui incitent à le relativiser et à le désacraliser.

Les croyants de notre temps sont en droit d’en­tendre et de parler un langage qu’ils comprennent et qui fait sens pour eux3. Leur faire réciter sur le mode de l’incantation des formules figées et obscures, est leur manquer de respect et les empêcher d’adhérer en adultes à une démarche œcuménique qui les engage. C’est aussi, me semble-t-il, manquer de respect pour le message de l’Évangile et pour le mystère dont il entoure la réalité ultime de Dieu. Dans ce sens, on peut se demander – tout en restant fidèle à “la grâce du Sei­gneur Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la com­munion du Saint Esprit” (2 Co 13,13) si le dogme de la Trinité ne fait pas d’une certaine manière obstacle à la foi. À quand donc un nouveau Credo plus narratif, plus œcuménique, plus humble, plus évangélique ?

 

1. Voir H.-I. Marrou : L’Église de l’Antiquité tardive, 1963, Paris, Seuil, et Ramsay MacMullen : Voter pour définir Dieu, 2008, Paris, Les Belles Lettres.

2. Notamment l’arianisme qui, tout en confessant la divinité du Christ, affirme sa subordination au Dieu créateur.

3 « Les grandes confessions de foi christologiques et les définitions du passé gardent toute leur importance pour l’Église actuelle. Mais on ne peut les interpréter hors de leur contexte historique en se contentant de les répéter de façon stéréotypée. Pour répondre à des hommes d’époques et de cultures différentes, il faut sans cesse redire le message chrétien à neuf. » (Thèse de Hans Küng et Karl Rahner, énoncée en 1970, citée dans Mémoires II de H. Küng, 2010, éd. du Cerf).

 

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À propos Philippe De Vargas

licencié en Lettres, directeur de collège à la retraite, théologien amateur, est membre de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud, dans laquelle il a occupé diverses fonctions.

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