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L’essence du christianisme, d’après Adolf Harnack

Paul Tillich (1886-1965) a écrit que Harnack lui raconta qu’un jour de 1900 « la gare centrale de Leipzig, l’une des plus grandes d’Europe centrale, s’était trouvée bloquée par des wagons de marchandises dans lesquels se trouvait son livre L’essence du christianisme que l’on envoyait dans tous les pays du monde ». Il ajouta même « qu’aucun autre livre, à part la Bible, n’avait été traduit en un si grand nombre de langues ». Cet ouvrage, véritable best-seller, a été le plus vendu parmi ceux publiés de son temps en théologie. Le fait est assez remarquable quand on sait qu’Harnack était alors reconnu comme un grand érudit, un savant et un chercheur, spécialiste de l’histoire du christianisme ancien et de ses origines. L’œuvre de cet éminent professeur, qui attirait à Berlin, où il enseigna de 1889 à 1921, un nombre impressionnant d’étudiants allemands ou étrangers, est considérable.

Cet ouvrage paru en 1900 est constitué de 16 conférences consacrées à l’éthique. Il s‘agissait d’un cours libre ouvert à tous les étudiants de l’université ; ils furent près de 600 à le suivre !

 L’essence du christianisme a été traduit une première fois en 1902, puis en 1907 par le pasteur André-Numa Bertrand, qui sera pasteur de l’Oratoire du Louvre à Paris de 1926 à 1946. Le livre bientôt épuisé a été réédité en 2015 (Labor et Fides) pour une troisième fois dans une excellente traduction, avec notes et introduction, due à Jean-Marc Tétaz.

Chercher l’essence du christianisme correspondait très exactement pour Harnack historien à ce domaine spécifique des origines chrétiennes. La démarche est d’ailleurs représentative de la quête du protestantisme qui, dès ses origines, a précisément opéré, avec les Réformateurs, un retour à l’Évangile. Cette entreprise d’épuration est marquée par la conviction que plus un fleuve (l’histoire de l’Église) s’éloigne de sa source (l’Évangile) plus il risque d’être pollué. La synthèse et le bilan sont ici d’autant plus remarquables qu’effectués par un savant éminent qui sut, en bon pédagogue, faire ainsi œuvre de vulgarisation.

Harnack montre, diront les uns, ou même démontre, diront les autres, que l’essence ainsi recherchée réside dans un Évangile prioritairement et centralement marqué par une dimension morale et sociale. Or si l’Évangile prêché par Jésus comporte bien cette dominante d’ordre éthique, celui enseigné par l’Église au sujet de Jésus sera de plus en plus d’ordre doctrinal. Le dogme s’est substitué à l’éthique originelle et cela dans le contexte culturel d’une hellénisation progressive de la pensée chrétienne. La morale évangélique de l’amour du prochain est devenue un enseignement doctrinal qui, avec ses dogmes, ses hiérarchies, ses clercs et ses liturgies, n’a plus grand-chose à voir avec l’Évangile. Ce dernier triomphe dans le Sermon sur la Montagne, les Béatitudes et le Sommaire de la loi proclamant essentiellement l’amour de Dieu et du prochain. Dans une telle perspective, Harnack estime que la religion est « l’âme de la morale » et cette dernière « le corps de la religion ».

Harnack écrit ainsi : « Non seulement l’Évangile prêche la solidarité et l’aide mutuelle, mais encore cette prédication constitue son contenu essentiel. Dans ce sens-là, il est radicalement socialiste, comme il est aussi radicalement individualiste par son affirmation de la valeur infinie et absolue de chaque âme humaine. » Ou encore : « L’Évangile est un message social d’une sainte gravité, d’une émouvante puissance ; il est la proclamation de la solidarité et de la fraternité en faveur des pauvres. Mais ce message a pour corrélatif nécessaire la reconnaissance de la valeur infinie de l’âme humaine, et pour forme la prédication du Royaume de Dieu. » Nous avons là l’expression typique de ce que, selon une formule heureuse que j’emprunte à Jean Baubérot, on peut appeler un « individualisme social ». On le trouve également chez le penseur et théologien vaudois Alexandre Vinet (1797-1847). C’est là une ligne fréquemment défendue par des protestants libéraux si fermement attachés à conjuguer la promotion de la personne et de sa liberté avec les exigences de la fraternité et de la solidarité, celles d’un christianisme social. Une parole de Jésus, selon l’évangile de Jean, représente et appelle plus spécialement cette exigence et cette fidélité : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 35). C’est à l’amour, dit Jésus, et non pas à des cultes, des dogmes, des Églises, des confessions de foi… Mais que peut-on ajouter à l’amour ? Tout ce qu’on lui ajoute est en moins, comme je le répète inlassablement.

Harnack a voulu retrouver le cœur de la foi et une fidélité au message des évangiles ; l’arracher aux aléas de l’histoire. Il a ainsi fait, avec cet effort de simplification, un geste et une entreprise de purification. Cette dernière, loin d’être une réduction rationaliste, comme on l’a prétendu parfois, avec laquelle on sabrerait ce qui nous dérange dans les évangiles et choque notre raison, a été, au contraire, une purification dans l’ordre
de la foi et du sola fide.
On notera encore que, pour Harnack, le message des évangiles est plus théocentrique que christocentrique. « Le Père seul, et non le Fils, est partie intégrante de l’Évangile tel que Jésus l’a prêché », écrit-il. Jésus en effet ne s’est pas prêché lui-même. Or l’Église a prêché le prédicateur en oubliant trop souvent l’essentiel : la prédication de Jésus et son enseignement. Le message évangélique est centré sur le Royaume de Dieu et non pas sur la personne du Christ et sa nature divino-humaine, comme le font hélas penser et presque exclusivement les confessions de foi du Symbole des Apôtres ou de Nicée-Constantinople.

Dans ce souci de Harnack, ne trouve-t-on pas cette volonté typiquement protestante, et cela dès les origines de la Réforme comme on le voit avec Luther, de soumettre l’Église à l’Évangile et non pas l’Évangile à l’Église ?

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À propos Laurent Gagnebin

docteur en théologie, a été pasteur de l'Église réformée de France, Paris ( Oratoire et Foyer de l'Âme ) Professeur à la Faculté protestante de théologie.Il a présidé l’Association Évangile et Liberte et a été directeur de la rédaction du mensuel Évangile et liberté pendant 10 ans. Auteur d'une vingtaine de livres.

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