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Pour un christianisme social

 

On a parfois prétendu qu’il y avait une contradiction entre le protestantisme libéral – si profondément attaché à la promotion de l’individu, à sa liberté de conscience – et un christianisme social. Cette critique met en évidence le lien unissant, dans le cadre du libéralisme, notre conviction que chacune et chacun est enfant de Dieu, et que c’est précisément cette reconnaissance d’un même Père qui nous conduit à promouvoir « une active fraternité entre les hommes » (voir nos principes, p. 28 d’É & l). Il s’agit là d’un « individualisme social », pour reprendre une expression originale que j’emprunte à Jean Baubérot. Adolf Harnack, qui de 1902 à 1911 présida Le Congrès évangélique social, écrivait dans L’essence du christianisme en 1899 : « Non seulement l’Évangile prêche la solidarité et l’aide mutuelle, mais encore cette prédication constitue son contenu essentiel. Dans ce sens-là, il est radicalement socialiste, comme il est aussi radicalement individualiste par son affirmation de la valeur infinie et absolue de chaque âme humaine. »

« On sait aujourd’hui, écrit Klauspeter Blaser, que la tradition du Christianisme social contribua à la naissance du mouvement œcuménique de notre siècle » (Le Christianisme social, Van Dieren éditeur). On dit bien d’ailleurs « christianisme » social et non pas « protestantisme » social. Si les cultes et les dogmes séparent, les actions peuvent nous rassembler bien au-delà des frontières confessionnelles et même religieuses. Quand, par exemple, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT) fut créée en 1974 par deux femmes protestantes, Hélène Engel et Édith du Tertre, l’association fut d’emblée œcuménique. En consacrant à un christianisme social un de mes cours à la Faculté de théologie protestante de Paris, je le fis alors en évoquant trois figures : Nicolas Berdiaev, orthodoxe, Maurice Zundel, catholique et Wilfred Monod, protestant.

Le christianisme social est consubstantiel à un christianisme spirituel, au point que parler d’un christianisme social, affirmait Wilfred Monod, est un pléonasme. Dans l’Oraison dominicale, le « Notre Père » initial, qui unit tous les chrétiens et avec eux tous les hommes et femmes de bonne volonté, est inséparable du « notre pain de chaque jour » qui introduit les demandes concernant tous les êtres humains. On ne saurait confiner les Églises dans le religieux. A-ton suffisamment remarqué que dans les évangiles les récits de la cène et ceux de la multiplication des pains sont habités par une commune triade : dans les deux cas, Jésus prend, remercie Dieu, rompt et distribue ? Ce n’est pas là l’effet d’un hasard. Chaque cène nous invite à multiplier les pains. Maurice Zundel a écrit en 1962 dans Morale et mystique (Desclée de Brouwer) : « (…) au cœur du culte chrétien ce souci de l’homme est si formellement inscrit que le Repas du Seigneur n’aurait plus aucun sens s’il n’était cautionné, au moins dans le secret de quelques âmes, par cet amour sans frontières et sans partialité (…) qui exige que nous partagions notre pain avec tous les hommes et tous les peuples – en étant les premiers à réclamer et à proposer les réformes économiques, démographiques et techniques indispensables à une juste circulation des biens – pour participer sans sacrilège à la fraction du pain (…) ». Aux réformes indiquées par Zundel ici, je rajouterais les réformes écologiques et celles du féminisme, les femmes étant d’ailleurs les éternelles oubliées de l’histoire en général et, en l’occurrence, de l’histoire d’un christianisme social en particulier.

Père et frères/sœurs, disons-nous dans un credo commun. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi vouloir une action commune appelée par un christianisme pratique. Les « pratiquants », comme les sociologues désignent celles et ceux qui participent à un culte, ne sont-ils pas bien plutôt celles et ceux qui mettent l’Évangile en… pratique ? Et ces derniers ne désignent pas que des chrétiens ou des croyants. La « fraternité » de la devise de la République française trouve sa place au fronton de nos mairies comme au cœur de nos confessions de foi. C’est beau qu’il en soit ainsi grâce à l’histoire de la démocratie. Lutter contre les injustices ou, plus précisément pour les justices et pour la réalisation du Royaume de Dieu, c’est un combat qui ne connaît pas d’accaparement ecclésial et clérical. On a pu dire que les chrétiens proclamaient un messie, mais oubliaient le messianisme, à savoir la réalité concrète, terrestre et présente d’une espérance, alors que tant d’hommes politiques ou de simples citoyens affirmaient, eux, un messianisme (les lendemains qui chantent) sans messie. À la suite de Jésus, dans sa suivance, nous pouvons être ensemble, et cela comme partisans d’une Église ouverte et sans frontières. Mais dans les combats pour le Royaume de Dieu, nous ne gardons pas Jésus pour nous seuls, comme si nous en étions les propriétaires. Rendons Jésus à la cité des hommes. C’est là qu’il agissait sur les chemins et dans les villes de Galilée, ou à Jérusalem. « Jésus allait de lieu en lieu en faisant le bien. » (Ac 10,38)

Les chrétiens ne sont-ils pas des héritiers infidèles ? Les hommes et les femmes qui ne se reconnaissent pas dans nos croyances, nos cultes et dans nos Églises, sont fréquemment au nombre de celles et ceux, innombrables, qui ne confessent pas Jésus en paroles et par des confessions de foi, mais bien souvent et sans le savoir, par leurs actes. Dans une prédication de 1911, Wilfred Monod déclarait : « Mieux vaudrait avoir servi Jésus-Christ sans le nommer, que d’avoir nommé Jésus-Christ sans le servir. » (Certitudes, Fischbacher)

Quand on demande à l’homme de la rue de désigner des personnes qui à ses yeux sont des chrétiens exemplaires, il citera par exemple Martin Luther King, l’Abbé Pierre, l’évêque anglican Desmond Tutu, Albert Schweitzer ou mère Teresa. Il ne les citera pas parce qu’ils appartiennent à tel ou tel culte, ou parce qu’ils souscrivent à tel ou tel dogme, mais bien parce qu’ils ont pratiqué véritablement dans leur vie et dans la société l’amour du prochain. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13,35), déclare en effet Jésus.

La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation en France des Églises et de l’État ne saurait nous enfermer dans nos temples et des confessions de foi purement formelles et rhétoriques. Il ne s’agit pas avec cette loi de consacrer la séparation du spirituel et du temporel, de cantonner les paroisses et communautés diverses dans le champ restrictif de l’exercice du culte, l’enclos abrité des presbytères et le camp retranché du religieux. Il est certain que, si les chrétiens sociaux en France ont pu voir dans cette loi une possible tentation, celle de l’aliénation religieuse sacrifiant la terre au ciel, ils ont alors trouvé là une raison de plus de lutter pour un christianisme social. Un christianisme de serre chaude est si froid par rapport aux drames et aux injustices de la société et de notre temps ! À cet égard, nous ne sommes pas des résignés, mais bien des révoltés (révolutionnaires, diront même certains) et des combattants face au « visage ensanglanté » (Camus) de notre monde.

Si l’amour du prochain constitue le cœur du christianisme, serait-ce à dire que nous retombons dans les ornières d’un salut par les œuvres ? Non. Car cet essentiel – et tel est un des paradoxes du protestantisme – cet amour ne nous sauve pas, il est désintéressé.

Pour conclure, je citerai Martin Luther King qui affirmait : « La religion s’occupe à la fois du ciel et de la terre (…). Toute religion qui fait profession de s’occuper de l’âme des hommes sans s’occuper des taudis auxquels ils sont condamnés, des conditions économiques qui les étranglent et des conditions sociales qui les mutilent est une religion aussi stérile que la poussière. » (Coretta Scott King, Ma vie avec Martin Luther King, Stock)

 

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À propos Laurent Gagnebin

docteur en théologie, a été pasteur de l'Église réformée de France, Paris ( Oratoire et Foyer de l'Âme ) Professeur à la Faculté protestante de théologie.Il a présidé l’Association Évangile et Liberte et a été directeur de la rédaction du mensuel Évangile et liberté pendant 10 ans. Auteur d'une vingtaine de livres.

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