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L’Écriture seule

Disons-le sans détour : dès le début, le principe du Sola Scriptura (de « l’Écriture seule ») fut un échec. Si durant les années 1520-1523, Zwingli reconnaissait en Luther l’un des meilleurs interprètes de la Bible et affirmait, tout comme lui, que l’Église devait se réformer sur la base de la seule Écriture, leur entente ne dura pas au-delà de ces quelques années. Dès 1524, Zwingli affirmait en effet qu’il ne fallait voir dans les paroles du Christ instaurant la cène (« Ceci est mon corps ») qu’une métaphore, un « trope » comme on disait à la Renaissance. Luther, qui dans La captivité babylonienne de l’Église (1520) avait affirmé que ces paroles du Christ étaient « limpides comme le soleil » (et démontraient donc la présence réelle du Christ), s’en prit à lui à travers plusieurs traités. La controverse fut longue et sans pitié : en 1529, lors d’une rencontre demeurée célèbre, à Marbourg, Luther refusa de serrer la main de Zwingli, arguant que ce dernier et lui-même n’avaient pas le même « Esprit ». Dès lors, le principe du Sola Scriptura inocula aux Églises de la Réforme un virus de la division dont on peut encore voir les conséquences dans l’éclatement du monde protestant en un nombre invraisemblable d’Églises de tous ordres. Ce serait une erreur, cependant, de prétendre que Luther n’avait pas aperçu les difficultés qui allaient se présenter. Très vite, il reconnut que la clarté de l’Écriture était d’une double nature et impliquait, pour se manifester, de se plier à quelques règles. Extérieurement, d’abord, reconnaître la clarté des Écritures nécessitait de se mettre d’accord sur les principes d’interprétation du texte : par exemple, il ne fallait pas voir des métaphores partout (comme le faisait Zwingli). Intérieurement ensuite, il fallait que chaque personne qui lisait la Bible soit inspirée, éclairée par le Saint-Esprit – ce que réaffirmera Calvin. Surtout, Luther rappelait que chacun devait faire siennes les affirmations de la Bible et que si l’on n’était pas persuadé par l’interprétation qui en était donnée par les autorités religieuses (romaines, en fait), il fallait demeurer ferme dans sa conviction. Mais alors, comment garantir que tout le monde pouvait se retrouver derrière la même interprétation de la Bible ? Rien ne le permettait – seul Dieu était finalement en mesure de l’assurer ! Lentement, la réflexion et les conflits autour de ces deux principes de clarté conduisirent à de notables évolutions. Les discussions sur la clarté extérieure du texte biblique favorisèrent l’émergence, au XVIIe siècle, de la critique biblique, ancêtre des méthodes historico-critiques contemporaines : pour parvenir à isoler le sens du texte, il fallait se concentrer sur son contexte historique et dissocier celui-ci de la question de la vérité religieuse. Sur le plan de la clarté intérieure, bien sûr, une telle évolution n’était pas envisageable. Les divergences massives au sein des nombreux courants du protestantisme à propos de la Bible conduisirent à reconnaître que l’appropriation du texte biblique était finalement l’affaire de chacun : personne ne peut me dicter le sens que je « ressens » comme le bon. C’est cette insistance sur l’importance du sentiment dans l’interprétation du texte biblique qui conduisit Pierre Bayle, à la fin du XVIIe siècle, à prétendre qu’en matière religieuse il n’y avait aucune espèce d’objectivité possible : tout était affaire de subjectivité et cette subjectivité devait être respectée – pour autant, ajoutait à la même époque le philosophe John Locke, qu’elle ne nous pousse pas à troubler l’ordre public. C’est ce qui fait que, par des chemins détournés, le principe réformateur de l’Écriture seule fut finalement l’une des causes de la compréhension moderne de la tolérance en matière religieuse. Si personne ne peut plus prétendre imposer un seul sens au texte biblique, c’est donc en quelque sorte parce que les Réformateurs avaient affirmé le contraire mais avaient aussi démontré, paradoxalement et involontairement, que leur thèse était intenable – et c’est tant mieux !

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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