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La Réforme et le carême

Écartons d’emblée un malentendu : des Réformateurs comme Luther, Zwingli ou Calvin ont toujours affirmé qu’il était possible à qui le voulait de faire carême. Mais ils ont aussi souligné l’importance de ne pas imposer une telle pratique aux chrétiens ou de chercher à la justifier, théologiquement parlant. Comme l’écrit le Réformateur de Zurich en 1522 : « Si tu veux jeûner, fais-le ! Si tu veux renoncer à manger de la viande, n’en mange pas ! Mais laisse le choix au chrétien ! » La liberté : c’est là, on l’oublie trop souvent, un aspect qui rapproche grandement Zwingli de Luther. Comme le Réformateur allemand, Zwingli est profondément attaché à la liberté du chrétien, une liberté fondée avant tout sur la relation directe qui unit le croyant à Dieu : aucune autorité humaine, aucune loi humaine ne saurait s’interposer entre le croyant et son Sauveur. Car, pour Zwingli, le jeûne est certes une pratique que l’on retrouve dans la Bible, mais qui n’y est jamais présentée comme une réalité qui devrait être imitée par les chrétiens. C’est le même argument chez Calvin : le jeûne a certes été pratiqué par Moïse ou par Jésus – mais ce n’était jamais pour appeler ceux qui les suivraient à faire de même. Il s’agissait plutôt d’une façon de montrer qu’ils étaient l’un et l’autre investis d’une mission particulière, voulue par Dieu – celle de prophète ou de Messie. Alors pourquoi de telles cérémonies se sont-elles imposées ? Pour Calvin, c’est en raison de deux causes précises. Du côté de l’Église, d’abord, c’est bien sûr la nécessité de dominer les fidèles et d’entourer ces cérémonies d’une pompe propre à les légitimer. Du côté des fidèles, ensuite, c’est surtout le besoin d’étaler une forme d’humilité et d’austérité qui valorisent l’image d’une vie pieuse menée avec rigueur – bref, le fruit d’un désir proprement égoïste. On se tromperait toutefois, pour Calvin, si on imaginait que tous les croyants se laissent ainsi persuader car nombre de « pauvres consciences » sont en effet « tourmentées par des statuts infinis, à l’observation desquels on oblige étroitement le monde. » Or, l’objectif de l’Évangile n’est pas, justement, de placer les consciences sous de nouveaux « jougs » mais, au contraire, de les en libérer et de restaurer ainsi le seul lien qui peut nous unir à Dieu : celui de la confiance. C’est là, justement, que les cérémonies, quoiqu’elles ne soient pas en elles-mêmes interdites, peuvent devenir un piège pour le fidèle qui aurait plus confiance en elles qu’en Dieu. Sur ce point, Calvin rejoint encore Luther qui écrivait, dans le Grand Catéchisme, que ce en quoi nous plaçons notre confiance, c’est là notre Dieu. Pour le Réformateur saxon, c’est en effet le danger principal du carême : vouloir plaire à Dieu et avoir plus confiance en l’œuvre accomplie qu’en la grâce de Dieu. Que de nos jours, on veuille valoriser le fait de moins consommer ou de prendre le temps de méditer est parfaitement légitime – mais attention ! Qu’on n’aille pas chercher à le légitimer religieusement en drapant ce qui est finalement de l’ordre de notre choix personnel d’un charmant manteau de religiosité mal dégrossie. Et surtout, ce que nous venons de dire à propos des Réformateurs devrait nous faire réfléchir : en un temps où nombre de nos contemporains sont entravés par de multiples contraintes (inégalités, souffrances physiques et morales, violences de toutes sortes), nous avons peut-être mieux à faire pour incarner l’Évangile que de nous priver de chocolat.

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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