Accueil / Journal / Le Triomphe du Temps et de la Désillusion

Le Triomphe du Temps et de la Désillusion

 

Haendel, tout jeune homme de 22 ans dont la musique brille par son exubérance, est à Rome lorsqu’il compose son premier oratorio, Il Triondo del Tempo e del Disinganno en 1707. L’oratorio n’est pas une fresque biblique mais une réflexion allégorique et théologique sur le sens de l’existence dans son rapport au temps : Belleza (beauté) délaisse les séductions de Piacere (plaisir) pour se résigner à l’évidente victoire de Tempo (temps) et Disinganno (désillusion). Haendel reviendra sur cette œuvre en Angleterre, modifiant le titre pour la dernière version de ce premier et dernier oratorio : The Triumph of Time and Truth (1757).

Le sujet concerne la condition humaine : tout auditeur peut se projeter sur Bellezza, allégorie de la jeunesse, confrontée à la prise de conscience terrifiante de sa propre finitude. Dès le début, Bellezza frémit d’une inquiétude impalpable, dans l’air « Un pensiero nemico di pace » qui la fait entendre trépidante, sur des notes rapides ininterrompues qui crépitent de vie et d’angoisse. La partie centrale évoque la possibilité d’une autre temporalité, où « le Temps n’est plus le Temps », avant que le chronos ne reprenne la place.

Piacere déploie toute l’étendue de ses séductions sonores pour retenir Belleza, à travers son agilité vocale, la vélocité de l’orgue et celle du violon, mais aussi par la ligne épurée de l’air qui enjoint Beauté de cueillir la rose sans approcher l’épine, « Lascia la spina », que l’opéra Rinaldo reprendra et rendra célèbre, et auquel le cantique « Seigneur dirige et sanctifie » emprunte sa mélodie.

La désillusion est rugueuse mais elle a la force de la vérité pour elle : Disinganno, en italien, n’a pas exactement le même sens que le mot français, c’est le contraire de l’inganno, qui est tromperie et duperie, c’est-à-dire que son sens est clairement néfaste tandis que le français « illusion » est plus ambigu. Dans la version anglaise plus tardive, le compositeur remplacera d’ailleurs Désillusion par Truth (Vérité). Son premier air est frappant, sur une basse descendante, inlassablement répétée par l’orgue. Pas de vocalises, d’ornements plaisants, de beaux sons tenus, mais une vérité expédiée efficacement à la figure de la jeune protagoniste : quand la beauté fane et se meurt, elle ne revient pas. Tempo n’est pas plus tendre avec Bellezza dans son premier air, qui fait s’ouvrir les tombeaux pour montrer à Bellezza ce que devient la beauté terrestre.

Paradoxalement, Disinganno accompagne Tempo… pour mieux convaincre Bellezza que la vérité, si elle passe par l’acceptation du temps, se situe hors de celui-ci : l’éternité n’est pas une modalité particulière du temps, elle en est la négation même. Mais si le temps s’oppose au plaisir, et que l’éternité est le contraire du temps, alors plaisir et éternité se rejoignent-ils peut-être… C’est en tous les cas le paradoxe que Haendel donne à entendre à l’auditeur, qui ne peut que se réjouir de la beauté engendrée par le renoncement de Bellezza, dont les airs s’élèvent sur des courbes mélodiques de plus en plus épurées à mesure que l’oratorio approche de son dénouement. Dans le dernier air, « Tu del ciel ministro eletto », elle s’exprime au futur, sur de grands intervalles qui font entendre un regret déchirant du monde avec une sensualité caractéristique des airs de soprano de Haendel, autant qu’ils ouvrent à ces sons suspendus, dont l’aigu appartient à un autre monde, et la longueur à un autre temps, dilatant l’espace intérieur de l’auditeur.

 

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Constance Luzzati

est harpiste, professeur de culture musicale à Paris, et étudiante en théologie à Genève. Elle est titulaire d’un doctorat de musique, de plusieurs premiers prix du conservatoire de Paris et de concours internationaux.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading