Contre les Pénates

L’Énéide nous parle de son héros comme du “pieux Énée”. Il ne manque en tout cas jamais une occasion de se présenter comme tel – essentiellement parce qu’il a sauvé les Pénates de Troie, et, je le suppose, pris son père sur son dos. Le reste semble sans importance dans l’appréciation de sa piété. Tout à l’inverse, Jésus nous dit que « celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi » (Matthieu 10,37). Bien souvent, nous pensons être les disciples de Jésus, mais nous nous comportons comme ceux de Virgile ; la mémoire et le culte des ancêtres forment un écran qui s’élève entre Dieu et nous. Précisément parce qu’il est pieux d’honorer son père et sa mère – n’est-ce pas même le cinquième commandement ? – et donc sans doute tous ceux que nous reconnaissons comme nos prédécesseurs.

Je ne suis pas le dernier, en passant rue de Rivoli à Paris, à venir saluer le monument dédié à l’amiral de Coligny. Et à bien y réfléchir, c’est idiot à plus d’un titre. Non seulement ma conception de la foi n’a sans doute plus grand-chose à voir avec celle du vieux Gaspard, mais surtout je me donne à peu de frais l’impression « d’agir comme un protestant », alors que je me satisfais de la piété d’Énée. Nous savons pourtant fort bien, c’est un lieu commun qui fournit d’innombrables prédications, que les idolâtries sont dangereuses parce qu’elles se présentent rarement comme telles. Je ne connais personne qui adore littéralement un veau d’or.

Il n’est pas très difficile de constater, dans d’autres sphères que celle de la foi, les périls de l’obsession pour le passé – leur réalité, en période de campagne électorale, peut même devenir péniblement évidente. D’aucuns se fieront à la science historique pour corriger les errements ou les fantasmes de la mémoire. Mais je ne suis pas même sûr que ce soit la voie que nous suggère l’Évangile. Renoncer à tout ce que nous possédons (Luc 14,33) pour suivre le Christ, c’est aussi tourner les yeux vers l’avenir et les détourner du passé – ce dernier formant peut-être la plus dangereuse de nos idoles.

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