Pourquoi devenir pasteur ? Assurément pas pour faire plaisir à mes parents. Même si je le voulais. Après une enfance dans une communauté apocalyptique à tendance sectaire et un rejet apparent de Dieu qui restait toutefois perméable au spirituel à l’entrée dans l’âge adulte, je me décidai un jour à pousser la porte du temple réformé le plus proche de mon domicile. Quelque temps plus tard, quand je fis part au pasteur de l’Église locale où je m’étais progressivement engagé de mon souhait de devenir pasteur, il raconta naturellement à sa femme – il n’y avait là rien qui ressortît du secret professionnel – qu’il avait rencontré un paroissien qui voulait s’engager dans le ministère. Celle-ci lui répondit : « Benjamin ? » Par-delà la satisfaction égotique ainsi comblée – mon désormais collègue n’avait cependant pas trouvé mon projet incongru – je crois que se joua là une sorte de reconnaissance anticipée de cet appel et de cette vocation.
C’était il y a près de six ans. Bien sûr, il fallut ensuite prendre contact avec la faculté de théologie, se renseigner sur le financement éventuel des études et rencontrer un de mes futurs professeurs avant la première inscription. Ce fut pour moi l’occasion de redécouvrir la richesse du texte biblique dans une lecture autre que littérale, de découvrir les disciplines de la théologie dont j’ignorais absolument tout, mais aussi de me confronter à la pluralité inhérente au protestantisme. J’ai pris goût à cette diversité et de belles amitiés sont nées à la faculté. Comme je ne les imagine pas achevées pour de bon, les études sont en outre pour moi un rappel constant du double enjeu d’humilité – confesser correctement même un manque de foi relève de la gageure – et de maturité dans mon rapport à l’altérité. Ma démarche initiale prenant son sens au sein d’une institution, je trouvais en outre opportun de rencontrer celui qui était président de la commission des ministères, chargée par l’Église d’accompagner et discerner les candidats au ministère pastoral. Ce fut le début d’un cheminement qui se poursuivit avec son successeur puis l’ensemble des membres de cette commission. Car se sentir appelé à être pasteur ne suffit fort heureusement pas pour le devenir. Chaque parcours est singulier et certains se questionnent jusqu’au bout sur leur désir d’embrasser le ministère de la Parole. Dans mon cas, la conviction profonde – mais elle ne l’est pas moins chez ceux qui hésitent – cette conviction, donc, qui m’a décidé pour ce changement de vie ne m’a pas quitté durant les cinq années d’études. Elle avait cependant besoin d’être confrontée à des questionnements précis sur ma foi et ma capacité à l’exprimer de manière claire et compréhensible. L’année de stage qui s’est achevée il y a peu m’a permis de m’exercer en la matière. Parti d’une attente obsessionnelle de reconnaissance, j’ai appris à être dans l’instant, à la fois, dans le cas d’une prédication ou d’un culte, pour la préparation et pour l’acte lui-même. Tâcher d’être dans la sincérité pour tranquillement affirmer une parole en vérité. Du reste, le processus d’acquisition de compétences se poursuit et il se poursuivra au pied du mur. Les pasteurs les plus heureux dans leur ministère sont ceux qui ne sont pas figés dans un style ni dans une posture, fût-ce la certitude de ne pas en avoir. Et qui ne sont pas là où on les attend. Ce sont eux qui me donnent envie de continuer à apprendre. L’exigence des études de théologie à la croisée d’autres sciences humaines trouve ici tout son sens pour l’exercice du ministère pastoral : attiser notre curiosité, descendre du vélo pour nous regarder pédaler comme aime à le dire un de mes professeurs, se garder des opinions faciles, tels sont quelques-uns des marqueurs, me semble-t-il, pour un ministère épanouissant. Il s’agit de garder en ligne de mire le message émancipateur de l’Évangile. Lourde tâche il est vrai. Mais j’entame ce ministère avec une assurance chevillée au corps : je ne suis pas seul. Cela peut sembler bien prétentieux, mais il serait regrettable d’embrasser le pastorat en partant vaincu ou par trop résigné. Et cela ne remet pas en cause les constats que peuvent faire des confrères dans les difficultés rencontrées ou les peines vécues. Ces dernières peuvent apparaître dans les débuts tâtonnants comme au terme d’une plus longue expérience. Des situations complexes à gérer, des déconvenues, des impasses, des bousculements… ce sont des choses que j’entends et reçois avec attention, soit par la parole libre et confiante au sein d’une pastorale ou d’un groupe de supervision, soit par le partage d’expériences d’amis et pas uniquement pasteurs. Je mesure également combien il est intéressant d’entendre les paroissiens parler de « leurs » pasteurs. Tellement d’admiration mais aussi de déceptions, de projections, d’attentes qui pensent trouver leur justification dans une tradition, celle des Églises de la Réforme, quand elles sont le plus souvent tout à fait subjectives et circonstanciées mais ne méritent pas moins d’être entendues. Là encore, ne voulant sacrifier ni à la résignation se prévalant d’un air de sagesse, ni à la naïveté inconsciente, j’espère profiter des témoignages ainsi reçus comme autant de signaux d’alerte m’invitant à une plus grande attention sans pour autant restreindre mon champ d’action ou d’expérimentation.
Alors pour quoi pasteur ? Pour tout et rien à la fois. Tout parce que faire de la Parole un ministère, pour contradictoire que cela paraisse, est assurément enthousiasmant. La Parole n’est pas figée : elle ne se réduit pas à un ensemble de prescriptions tatillonnes ou irréalistes. En ce sens, elle n’est pas humaine. Et pourtant, comme la parole parle aux hommes et aux femmes depuis des millénaires ! Car la Parole advient lorsqu’une parole est reçue comme telle. Et surtout rien. Car une parole ne fait pas tout. Un Autre est à la manœuvre. Mais ce ne serait rien comprendre que d’attendre de Lui qu’il fasse tout.
Finalement, peut-être que j’ai souhaité devenir pasteur pour sortir du tout ou rien. Rien n’est moins humain que le tout ou rien. Mais rien ne l’est plus aussi. Dieu serait-il lui aussi dans cette ambivalence ? Lorsque de rien il fait un tout, qui reste pourtant trois fois rien… Je crois que Jésus, lui, a été dans cette ambivalence. Lorsque je fais retour sur mon cheminement avant la théologie, il y a eu des moments où j’étais à deux doigts, pensais-je, de la misanthropie. J’en avais tellement assez de l’accueil de l’autre, j’attendais tellement des autres… Mine de rien, ma rencontre avec l’Église et mon engagement croissant m’ont réconcilié avec l’humain. J’ai sans doute longtemps cru qu’on pouvait s’engager tout seul. Y compris pour les autres. Comme si l’absence d’intérêt personnel manifeste garantissait un engagement pur. Mais quelque chose nous relie. Le temps des cavaliers seuls est révolu. Il y a comme un appel à la confiance mutuelle à entendre ou à réentendre en Église. Je m’engage parce que tu t’engages. Et je veux bien m’engager à ne pas trop attendre des autres si on n’attend pas trop de moi non plus.
Pour quoi pasteur ? Pour les autres, donc, mais aussi pour moi. Pour dire à Dieu ma reconnaissance pour chaque rencontre que je vis. Pour donner, parce que je reçois. Pour cheminer cahin-caha avec mon semblable. Pour accueillir, parce que je donne. Pour parler, encore et toujours, envers et contre tout, une parole de liberté.
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