Les médias ont largement fêté cette année le soixantième anniversaire de la mort d’Albert Camus (1913-1960). La pandémie de la Covid-19 a conduit d’innombrables personnes à lire ou relire La Peste (1947) Il y a là une très grande proximité avec la tragédie de la Covid-19 : même pandémie d’origine naturelle, même « invisible fléau » (« le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais »), même « souffrance injuste », mêmes interpellations d’ordres divers (scientifique, politique, religieux, philosophique), même bouleversement de certaines certitudes : « Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux ».
Dieu tout-puissant
Le personnage principal de ce récit est un médecin athée, le docteur Rieux. Il incarne la pensée de Camus. Une autre figure, antithétique, est celle du Père Paneloux dont la foi, de plus en plus tourmentée, résistera malgré tout jusqu’à sa mort. Camus a hésité à montrer ce prêtre perdant la foi, mais n’a-t-il pas a eu raison de renoncer à ce projet ? Rieux affirme que « s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin ». Il déclare encore : « […] peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se tait. » On retrouve là le fameux problème du mal symbolisé ici par la peste.
Le scandale du mal et de la souffrance des innocents éloigne en effet tant de croyants des Églises ! À aucun moment, hélas, n’apparaît dans ce roman l’idée que Dieu n’est peut-être pas tout-puissant…
On assiste à deux « prêches » du Père Paneloux. Dans le premier, il commence son sermon en parlant d’un « malheur […] mérité » à cause du péché. Il insiste sur l’« origine divine » de la peste et son « caractère punitif ». N’a-t-on pas assisté parfois à la même profession de foi, monstrueuse, face à la Covid-19 ?
Au milieu de La Peste, on lit le récit terrible de « l’agonie d’un innocent », conclu par la mort de l’enfant sur lequel on expérimente un nouveau sérum. Pour Rieux, une fois de plus, la souffrance est un « scandale ». Ne l’est-elle pas aussi – plus particulièrement pour le croyant – avec le drame de la Croix, aimerions-nous préciser ? Après cet événement, Paneloux prononcera dans la cathédrale une nouvelle prédication. Il a évolué. Il défend maintenant un « fatalisme […] actif », avec lequel il convient de « s’abandonner à la volonté divine, même incompréhensible ». Je dirais qu’il n’y a là pour moi aucun mystère, mais bien la claire vision révoltante d’un Dieu cruel. Cela dit, Rieux, conscient que lui et Paneloux vivent finalement contre la peste un même combat, déclare au prêtre : « Dieu lui-même ne peut maintenant nous séparer ». Dans un christianisme social, n’est-ce pas une conviction identique qui anime ses artisans et ses acteurs ?
L’être humain
Une des plus belles affirmations de La Peste, à la dernière page, est cette réflexion de Rieux pour lequel « ce qu’on apprend au milieu des fléaux », c’est « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Nous l’avons aussi exprimé en applaudissant tout le personnel hospitalier et tant de lutteurs inconnus combattant la Covid-19. « Ce qui m’intéresse, dit Rieux, c’est d’être un homme », et non pas un « saint », ni même un « héros ». Camus défend certes ainsi un humanisme, mais combien humble, sans le moindre culte de l’être humain. À la fin de L’homme révolté (1951), il écrira : « Apprendre à vivre et à mourir, et pour être homme refuser d’être Dieu ».
L. G., Paris, Jeudi saint 9 avril 2020
Pour faire un don, suivez ce lien