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Les chrétiens, l’Église et l’État selon Luther

 

Luther n’était ni juriste ni homme politique, mais un théologien et un homme d’Église. Quand il s’exprime sur l’État, plus précisément sur les autorités temporelles, c’est en perspective théologique. Lecteur assidu de la Bible, bon connaisseur de la tradition théologique et ecclésiale, il veut exposer à ses lecteurs – des chrétiens – ce qu’est l’autorité temporelle pour un croyant, quelle doit être l’attitude du croyant à son égard et quelles doivent être les relations entre la communauté chrétienne et le pouvoir politique.

Luther en son temps

Évitons si possible l’anachronisme. L’arrière-plan de la démarche de Luther, ce sont des siècles de symbiose plus ou moins harmonieuse entre le pouvoir politique et l’Église. Certes, tout au long du Moyen âge, on distinguait les deux glaives, le glaive temporel, celui du pouvoir politique, et le glaive spirituel, c’est-à-dire celui de l’Église, mais les deux pouvoirs étaient à l’œuvre dans l’entité unique du corpus christianum. En 1302, la bulle Unam Sanctam du pape Boniface II qualifiait de « nécessaire pour le salut » la subordination au pape de tout homme. D’une certaine manière, les deux glaives relevaient de l’autorité du pape, même s’il ne devait en utiliser qu’un seul. Mais la théocratie ainsi prônée allait s’affaiblir tout au long des siècles suivants. On assiste en effet à la montée inexorable d’États nationaux, désireux de s’affranchir de la tutelle papale. Au XVe siècle, ce mouvement conduit les autorités temporelles à affirmer leur emprise sur les Églises de leur territoire, par le biais des nominations ou des visites de couvents et de paroisses. On cite toujours à ce propos le dicton attribué au duc de Clèves qui prétendait être « pape en son pays ». Le mouvement d’émancipation s’exprimait tout en étant quelque peu canalisé par le biais de concordats, tel le Concordat de Bologne de 1516 qui attribuait au roi de France un droit de  nomination des évêques de 150 évêchés et archevêchés et des abbés de 500 abbayes ou prieurés.

Luther s’intègre dans ce mouvement d’émancipation quand il vilipende l’emprise de la papauté sur les territoires et Églises allemands, notamment au plan financier. Mais l’emprise qu’il dénonce ne concerne pas seulement l’autorité du pape comme telle, il dénonce l’ensemble des pouvoirs exercés par le clergé sur la société par les stipulations du droit canon, à travers les écoles et universités, et par l’encadrement de la vie sociale, du berceau à la tombe, par les tribunaux ecclésiastiques et par les privilèges du clergé, dont les membres sont soustraits à la justice civile.

Pour sa part, Luther est convaincu que beaucoup d’institutions jusque-là gérées par l’Église romaine sont plutôt du ressort de l’autorité temporelle, ou qu’elles peuvent l’être en cas de défaillance de l’autorité ecclésiale, comme ce sera le cas, à ses yeux, vers 1520.

L’État selon Luther

Il est impropre de parler d’État au XVIe siècle. Aujourd’hui nous visons par ce terme un ensemble d’institutions anonymes, en particulier administratives, et des assemblées démocratiquement élues. Luther avait affaire à une entité temporelle dont les structures étaient accessibles aux habitants et où le pouvoir était exercé par un prince dans les territoires, ou par un magistrat dans les villes, c’est-à-dire des personnes clairement identifiées. Luther lui-même vivait dans un de ces territoires. Il savait, certes, qu’en Suisse ou dans les villes libres de l’Empire l’autorité temporelle s’exerçait à travers des conseils élus. Mais en Saxe, la relation au pouvoir était plus verticale : c’était celle de sujets et d’autorités. Cette perspective a fortement pesé sur ce que Luther dira de l’autorité temporelle et de l’obéissance qu’un chrétien devait lui porter.

On rappellera d’autre part que Luther vivait avant Montesquieu et la distinction des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif que ce dernier a mise en avant. Au XVIe siècle, même s’il y a des assemblées et des juges, c’est en dernière instance le souverain qui est juge. Luther a peut-être perçu le problème quand il écrit en 1526, après l’expérience dramatique de la guerre des Paysans : « Si un tel roi n’observe aucune loi, ne se conforme ni au droit de Dieu ni au droit du pays, dois-tu pour autant l’attaquer, le juger, te venger ? […] Il faudrait qu’une autre autorité s’interpose entre vous deux, qu’elle vous entende tous les deux et qu’elle condamne le coupable » (WA 19,640, 29). N’est-ce pas ce qui est visé par la distinction des pouvoirs ?

Observons enfin que Luther vivait dans une société dans laquelle les autorités temporelles, comme leurs sujets, se considéraient comme des chrétiens. Luther peut faire état d’une foi commune depuis l’Église des premiers siècles. On est loin de la société pluraliste d’aujourd’hui, composée de croyants de communautés religieuses diverses, mais aussi de non croyants. Dans cette situation, le pouvoir civil se doit d’être neutre et laïque. Ce n’était évidemment pas le cas au XVIe siècle. Cela dit, Luther connaissait aussi un pouvoir politique non chrétien dans l’empire ottoman. Que dire aux chrétiens qui y étaient prisonniers ? Il est frappant de voir qu’il a souligné la légitimité d’un pouvoir politique même en dehors de la foi chrétienne.

L’autorité civile : un don de Dieu

Luther était conscient des faiblesses des gouvernants. C’est pour les aider qu’il leur adresse toutes sortes de conseils dans son écrit de 1523 De l’autorité temporelle. Quand ils agissent mal, il n’hésite pas à les critiquer. Mais le ministère de l’autorité, institué par Dieu et dépendant de lui, demeure même si les personnes qui l’exercent n’assurent qu’imparfaitement leur fonction. Luther est aussi sans illusion sur l’histoire des royaumes. À plusieurs reprises il cite le mot de saint Augustin selon lequel « les grands États sont [issus] de grands brigandages ». Et pourtant, l’autorité civile est instituée par Dieu. Dans un monde marqué par le péché, par la violence et l’égoïsme, il lui incombe de veiller à la paix, « le plus grand bien terrestre » selon Luther. Elle l’assure par le droit et, si nécessaire, par la contrainte. « Si ce gouvernement n’existait pas, aucun homme ne pourrait subsister devant un autre, les humains ne pourraient que s’entre-dévorer comme le font les bêtes dépourvues de raison » (Luther, Œuvres II, p. 414). Sensible aux effets désastreux d’une guerre civile générant des veuves et des orphelins, Luther s’est dressé contre le soulèvement des paysans, d’une manière, certes, qui peut aujourd’hui poser question.

Pour autant, il n’a pas réduit l’autorité civile à la fonction répressive du gendarme ou du bourreau. Sa fonction ne se limite pas à maintenir l’ordre et la paix, elle exerce une sorte de ministère paternel. Quand dans le Grand Catéchisme Luther commente le quatrième commandement relatif à l’honneur dû aux parents, il associe les autorités civiles aux parents : « C’est de l’autorité des parents que découlent et se déploient toutes les autres [autorités] » (Martin Luther, Œuvres VII, p. 55). Ailleurs, Luther écrit : « De même que [le prince] gère le droit, il nourrit tous ses sujets comme un père nourrit ses enfants » (WA 31, I, 205, 22). Les relents de paternalisme liés à l’exercice personnel de l’autorité temporelle peuvent faire sourire, mais Luther s’exprime avec les catégories de son temps en s’efforçant de décrire positivement la fonction de l’autorité temporelle. Il se vante d’avoir valorisé l’autorité temporelle : « Depuis le temps des apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel de l’autorité », écrit-il en 1526 (WA 19, 625,15).

Le rapport des chrétiens à l’autorité

En vivant selon sa foi et en fidélité à l’Évangile, le chrétien n’a pas besoin de l’autorité. Il fait le bien sans y être contraint par l’autorité. « Les chrétiens, entre eux, chez eux et pour eux-mêmes n’ont besoin ni de droit ni de glaive, car cela ne leur est ni nécessaire ni utile » (Luther, Œuvres II, p. 14). Mais, comme tout le monde n’est pas chrétien, « le glaive est de la plus haute utilité pour maintenir la paix, châtier le péché et contrecarrer les méchants » (Ibid., p. 15). C’est pourquoi le chrétien soutiendra l’autorité civile. « Le chrétien se soumet en toute docilité au règne du glaive, acquitte l’impôt, honore l’autorité, sert, aide et fait tout ce qu’il peut qui soit profitable au pouvoir afin de le maintenir en place, de l’honorer et de le craindre » (Ibid.). Luther va jusqu’à vilipender l’attitude communément répandue où tout un chacun stigmatise l’autorité et en dit du mal. D’après lui, seuls ceux qui exercent un ministère tel que celui de pasteur peuvent et doivent élever la voix pour critiquer les fautes de l’autorité civile.

Sans illusion sur les faiblesses des gouvernants – « un prince sage est un oiseau rare » (Œuvres II, p. 34) – le chrétien rendra pourtant grâce à Dieu pour l’autorité temporelle comme il rend grâce pour ses parents et pour le pain quotidien. Il la respectera et lui sera soumise. Luther se réfère en particulier à Romains 13,1 et à la promesse contenue dans le 4e commandement : « Tu honoreras ton père et ta mère afin que tu sois heureux et que tes jours se prolongent sur terre ».

Le regard positif porté par le chrétien sur la fonction de l’autorité temporelle implique aussi la disponibilité à assumer des fonctions au service de cette autorité dans la mesure où elle œuvre pour le bien commun. Certes conformément au Sermon sur la montagne (Matthieu 5,33), le chrétien ne doit pas prêter serment et ne pas user de violence. C’est pourquoi les anabaptistes ne voulaient ni remplir des fonctions politiques ni aller à la guerre. De son côté, Luther n’argumente pas à partir de la lettre du Sermon sur la montagne. Il se réfère au principe de l’amour. Quand l’intérêt du prochain est en jeu, « le chrétien accepte de faire ce dont lui-même n’a pas besoin, mais qui est utile et nécessaire à son prochain » (Œuvres II, p. 14-15).

Dans cette perspective, le chrétien pourra aussi exercer activement les fonctions de l’autorité temporelle, y compris la coercition au moyen du glaive. Luther peut même dire que par l’engagement dans une fonction (Amt) politique le chrétien remercie Dieu pour ses bienfaits et lui offre le plus beau sacrifice d’action de grâce, le culte suprême. Certes, il prend soin de préciser qu’un non chrétien peut remplir les fonctions politiques. En effet, l’action politique est une affaire de raison. « Le règne temporel est une affaire “extérieure” (ein äußerlich Ding) comme d’autres fonctions et états. Et, comme ceux-là, il se trouve en dehors du ministère du Christ, si bien qu’un incroyant peut l’accomplir aussi bien qu’un chrétien. De même, la fonction du glaive temporel ne fait ni des chrétiens ni des non chrétiens » (WA 12,331,9-11). Luther se rendait bien compte qu’il y avait de bons règnes en dehors de la chrétienté, par exemple chez les Turcs. Gérer un État, promulguer des lois, maintenir l’ordre relève de la raison et non du Saint-Esprit.

Cela dit, il peut aussi affirmer que seuls les croyants peuvent bien exercer ces fonctions. La raison connaît la technique de gouverner. Mais elle ignore l’origine et la finalité de l’autorité temporelle. La foi au contraire pénètre plus profondément les choses. Elle discerne ce ministère comme un ministère supra naturel et comme une tâche dont les gouvernants devront rendre compte à Dieu. D’autre part, le croyant échappera mieux que d’autres aux risques de l’orgueil ou du désespoir parce qu’il demeure toujours en relation avec Dieu auquel il rend honneur et duquel il reçoit aide et soutien.

Les limites du pouvoir de l’autorité temporelle et de l’obéissance

Luther n’était guère optimiste au sujet des autorités temporelles. Dans son traité de 1523 sur l’autorité temporelle, il essaie, certes, comme le faisaient les miroirs des princes de l’époque, de leur donner des conseils en vue d’une bonne gouvernance. Mais il sait que les princes et autres dirigeants cherchent le plus souvent leur propre intérêt, quitte à recourir à des guerres ou à d’autres procédés condamnables. Il avait affaire aussi à des princes qui cherchaient à imposer leur foi à leurs sujets. C’est là qu’on touche, d’après lui, à une limite de leur pouvoir. D’après la doctrine des deux règnes, celui de l’autorité temporelle ne concerne que le corps et les biens terrestres des hommes. L’âme ne peut être gouvernée que par Dieu et sa Parole. Mais, à la différence de notre époque, il admet que l’autorité puisse interdire la diffusion de croyances contraires à la foi communément admise.

Si l’autorité temporelle s’en prend de manière évidente à la Parole de Dieu, le croyant est obligé, au nom même de sa foi, de lui résister. Luther se réfère au livre des Actes (5,29) pour souligner que, dans ce cas, il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. « Maudite soit toute obéissance et digne d’aller dans les profondeurs de l’enfer si celui qui obéit à l’autorité, au père et la mère, voire à l’Église, en désobéissant à Dieu » (WA 28, 24,15).

Le croyant ne peut pas prêter serment à une institution humaine contraire à la Parole de Dieu. Le refus d’obéir à une injonction contraire à la foi s’applique aussi aux soldats. Si un prince entreprend une guerre injuste, c’est-à-dire non défensive, les soldats doivent refuser d’obéir et quitter le service. « Personne n’est tenu d’agir contre le droit » (Œuvres II, p, 47). Luther affirme avec force que l’autorité temporelle qui opprime la vraie foi n’est plus une autorité légitime et que le croyant n’est pas tenu de lui obéir. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne soit plus autorité dans d’autres domaines qui, eux, concernent la vie terrestre.

Mais comment le chrétien doit-il se comporter si une autorité agit injustement ? La résistance active est exclue. « Il ne faut pas résister au sacrilège (Frevel) mais le souffrir » (Œuvres II, p. 33-34). Luther envisage aussi l’émigration. Mais surtout il faut proclamer le droit. Selon Luther la résistance n’est pas seulement passive, mais, par la souffrance, la prière et le témoignage, c’est une forme d’activité qui peut aller jusqu’au martyre. Même en cas de tyrannie manifeste, il n’envisage pas de rébellion des sujets. Il n’appartient pas au sujet de décider du sort du tyran.

Observons pourtant qu’il a infléchi son approche de cette question. Si en 1523 il appliquait le point de vue que nous venons d’exposer aussi aux autorités subalternes de l’Empire, c’est-à-dire aux princes territoriaux soumis à l’empereur, il admet à partir de 1529

qu’ils puissent résister à l’empereur par les armes si celui-ci veut rétablir l’unité religieuse par la force et porter atteinte à la foi évangélique. Dans deux textes de 1539, en particulier dans une série de thèses (Œuvres II, p. 586-594), Luther répète ses conceptions de 1523 relatives à l’obéissance due aux autorités païennes. Seule une résistance passive est possible. Mais les thèses visent la papauté, c’est-à-dire une autorité tyrannique qui se réclame de l’Évangile tout en se rendant coupable de blasphème. Une résistance active est alors légitime, non seulement de la part des autorités subalternes, mais de tout un chacun. En fait, pour Luther, le pape n’est plus une autorité ni même une tyrannie, il est en dehors de toute loi et de tout ordre de Dieu. C’est pourquoi il faut lui résister par tous les moyens, y compris par l’ « action populaire ». Il semble même que Luther en déduit qu’il faut, pour les mêmes raisons, résister à ceux qui défendent la cause du pape, tels que l’empereur.

L’autorité temporelle et l’Église

Dans son Manifeste à la noblesse de 1520, Luther en appelle aux princes pour mettre fin à des abus, en particulier l’exploitation financière des Allemands par la papauté. Il les incite à étendre leur juridiction aux prêtres et à juger les coupables. Par ailleurs, au vu de la défaillance du pape, il en appelle aux princes pour réunir un concile. Mais c’est seulement parce qu’ils sont eux-mêmes chrétiens qu’ils peuvent le faire. Le raisonnement de Luther s’inscrit dans le cadre de la chrétienté.

Dans les années suivantes, notamment en 1523, il va plutôt restreindre le rôle des autorités temporelles. Il précise que ce n’est pas leur fonction de combattre l’hérésie et d’imposer une foi. Pour ce qui est de l’organisation de l’Église et en cas de défaillance des évêques, Luther propose que ce soit la communauté locale qui appelle et installe un pasteur fidèle à l’Évangile. Il souligne en 1525 que l’ordre du culte ne concerne pas le prince.

Mais c’est aussi l’année de la guerre des Paysans et des désordres qu’elle suscite. Et voilà que Luther admet que le prince puisse et doive intervenir dans l’organisation de l’Église évangélique, à commencer par la manière dont doit être célébré le culte. Pour lui, la messe romaine conçue comme un sacrifice et célébrée en latin est un blasphème. Or, il pense que l’autorité temporelle doit aussi réprimer les blasphèmes. C’est pourquoi il sollicite le prince électeur de Saxe pour qu’il favorise, voire impose la célébration d’une messe évangélique en allemand, débarrassée de sa conception sacrificielle.

Mais les changements à mettre en œuvre ne concernent pas seulement le culte, ils concernent la vie des paroisses, le ministère pastoral, les écoles, le mariage et bien d’autres choses. Pour mettre fin au désordre, clarifier un certain nombre de questions et unifier les pratiques et les institutions, une démarche s’impose : les visites, c’est-à-dire des inspections mises en œuvre conjointement pas des théologiens et des juristes, envoyés sur le terrain par l’autorité temporelle. Pour Luther, le prince doit agir en son propre nom par amour chrétien, en situation de détresse. Mais cela relève aussi de sa fonction d’autorité politique proprement dite, confrontée à des dissensions et à des révoltes. Luther précise cependant que le prince « n’est pas appelé à enseigner et à juger dans le domaine spirituel » (WA 26,200,28).

Après 1530, au gré des circonstances et de ses différents écrits, il s’exprime de manière fluctuante sur le sujet. D’un côté il peut évoquer de façon très positive la protection qu’à l’instar du roi David un prince croyant doit accorder à l’Église. Dans son commentaire du psaume 101, dans les années 1534-1535, il relève que David n’a pas seulement gouverné selon l’ordre temporel, mais aussi selon l’ordre spirituel, c’est-à-dire qu’il a conservé son royaume « dans la Parole de Dieu ». Au delà même du régime de l’Ancienne Alliance, un prince croyant devra favoriser la Parole de Dieu et la vraie doctrine.

Dans d’autres écrits pourtant, Luther continue à manifester des réticences à l’égard d’une trop grande emprise de l’autorité civile sur l’Église. Pour lui, le prince doit agir seulement en situation d’exception ou de détresse. Il n’est que « Notbischof » (littéralement évêque par nécessité ou en cas d’urgence) (WA 53,255,5 et 256,3). Luther est alors d’avis que cette activité du prince devra cesser un jour. Les vrais évêques ou représentants de l’évêque sont d’après lui les visiteurs. Par ailleurs, il continue à se soucier des droits de la communauté locale ainsi que des droits des pasteurs. Il s’insurge contre les agissements d’autorités civiles qui veulent destituer un pasteur. Sans exiger le droit pour toute paroisse de choisir son pasteur, il voudrait cependant que celle-ci donne son accord. Le pasteur ne peut exercer son ministère que tant qu’« il est toléré par l’ensemble [des fidèles] » (der Haufe) (WA 50,634,26). Par ailleurs, l’idée de constituer une communauté de « professants » à l’intérieur de la paroisse n’est pas entièrement abandonnée.

Mais les dispositions de Luther n’ont guère entravé la consolidation de l’Église territoriale ni l’établissement de l’autorité du prince ou des magistrats des villes sur l’Église. L’idée s’était imposée que l’autorité civile devait s’occuper aussi du domaine ecclésiastique. Plus que Luther, c’est d’ailleurs surtout Philipp Melanchthon (1497-1560) qui, sans hésitation, allait favoriser une telle évolution.

Mais qu’en est-il des princes impies, c’est-à-dire opposés à la foi chrétienne ? Luther évoque à leur sujet le psaume II où il est question des « rois de la terre qui se soulèvent et des princes qui se liguent avec eux contre l’Éternel ».

Selon Luther, ce n’est pas seulement le cas chez les Turcs, mais aussi chez les autorités qui combattent l’Évangile au sein de l’Empire en s’opposant aux Églises et au culte évangélique. En citant le psaume II, il pense que c’est même quasi normal que les princes s’opposent à l’Évangile. Les princes pieux sont plutôt l’exception, voire un miracle dû au fait que « Dieu a touché leur cœur » (WA 51,217,27). « En général, l’empereur et les rois sont plutôt les pires ennemis de la chrétienté et de la foi » (WA 30,II,130,29). « C’est pourquoi l’Église et la foi doivent avoir un autre protecteur qu’eux » (Ibid.)

Cette hostilité naturelle des autorités temporelles fait que l’Église du Christ sera inévitablement persécutée et souffrante. Il y aura des martyrs. « Le Christ doit avoir des martyrs. C’est pourquoi, à toutes les époques, il a permis que les siens soient vaincus physiquement et soient faibles, et que ses adversaires triomphent, afin que les siens soient purifiés et qu’il punisse ses ennemis avec le feu éternel de l’enfer quand ils sont arrivés au sommet » (WA 30,II,170,21). « Le Christ veut être faible et souffrir sur terre avec les siens, afin de se moquer des puissants et de les confondre, pour qu’ils lui remplissent le ciel de martyrs et de saints, afin que son royaume se remplisse plus rapidement et qu’il vienne pour le jugement » (WA 30,II,173,23).

Pour Luther, l’opposition des autorités à l’égard de l’Évangile peut aussi se manifester à l’intérieur d’une Église établie. Il y a en elle un côté humain et donc aussi la tendance naturelle, en particulier de ceux qui ont le pouvoir, de résister à la Parole de Dieu.

Ainsi, il y a encore une autre distinction à faire entre les deux règnes que celle qui différencie le règne terrestre des autorités du règne spirituel exercé par la Parole de Dieu annoncée par l’Église. Il faut aussi distinguer l’autorité maléfique de Satan et de ses serviteurs, qui peut se manifester dans toutes les autorités terrestres, et l’autre autorité qui est celle du Christ et de sa Parole et qui se manifeste dans la vie des croyants et quelquefois dans leur martyre.

Bibliographie sommaire
Édition scientifique des Œuvres de Luther, dite Édition de
Weimar, 1883ss (WA)
Martin Luther, Œuvres, Genève, Labor et Fides, 1957-
2018, 20 vol. (MLO)
Luther, Œuvres I, 1999 ; II, 2017, Paris, Gallimard (Pléiade)
Marc Lienhard, L’Évangile et l’Église chez Luther, Paris,
Cerf, 1989
Du même, Martin Luther. Un temps, une vie, un message,
Paris/Genève, Labor et Fides, 1983, Genève 19984.

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot  » Il n’y a pas de morale chrétienne « 

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À propos Marc Lienhard

pasteur, théologien et historien, a enseigné l’histoire du christianisme moderne et contemporain à la Faculté de théologie de Strasbourg durant de nombreuses années. Spécialiste mondialement reconnu de Luther, il est l’auteur de nombreuses monographies à son sujet et l’éditeur, avec Matthieu Arnold, des œuvres du Réformateur dans la Bibliothèque de la Pléiade.

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