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Un maître de la mystique : Jean de la Croix

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Salvador Dalí : Christ de Saint-Jean-de-la-Croix. (1951). Glasgow, Kelvingrove Museum

Il y a plus de trente ans, à l’occasion d’une mission scientifique au Japon, j’ai eu la possibilité de me rendre à la Sophia University de Tokyo. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque l’un de mes interlocuteurs me fit part de la réflexion d’un maître incontesté du bouddhisme Zen : « Je ne comprends pas ce que viennent chercher ici beaucoup d’occidentaux, alors qu’ils ont Saint Jean de la Croix… » ! Mais il faut savoir aussi que la réputation de celui-ci ne s’arrête pas là. En effet, pour l’hindouisme, la mystique et l’enseignement de Jean de la Croix sont de l’ordre du yoga suprême. Il est exact que son oeuvre a une portée universelle et qu’elle retient toujours l’attention non seulement des théologiens de la mystique, mais aussi celle des spécialistes de la recherche sur les modifications des états de conscience, de la psychiatrie, voire de la psychanalyse, partout dans le monde.

Qui est-il ?

Jean de la Croix (1542-1591) – Juan de Yepes – est né à Fontiveros en Espagne. Il fait ses études à l’université de Salamanque, puis il est ordonné prêtre. Il pense à se retirer chez les chartreux. À cette époque (1567-1568), il rencontre Thérèse d’Avila qui comprend tout de suite qu’elle a affaire à une personnalité hors du commun. Thérèse va l’associer à la réforme du Carmel qu’elle a entreprise. De son côté, Jean de la Croix s’attaque à l’ordre des « Carmes chaussés » pour revenir à la règle primitive très stricte. Il sera pris et enfermé au couvent de ces derniers à Tolède. Après huit mois de détention très difficiles, d’humiliations, il peut s’échapper et retrouver sa liberté ; liberté plus ou moins relative d’ailleurs, car certains de ses écrits attirent l’attention de l’Inquisition. Il est mystique et homme d’action, comme le sont tous les grands mystiques : non pas égarés dans des contemplations stériles, mais menant de vrais combats ; pensons à ces mystiques que sont, par exemple, dans le cadre d’un christianisme humaniste et social, un Wilfred Monod (1867-1943), un Albert Schweitzer (1875-1965), un Nicolas Berdiaeff (1874- 1948) et combien d’autres. Jean de la Croix est aussi l’un des plus grands poètes espagnols. Mais ses talents ne s’arrêtent pas là. Il dessine à merveille. Le fameux « Christ en croix » peint en surplomb de Salvador Dali est directement inspiré d’un dessin à la plume de Jean de la Croix exécuté en 1577 et c onservé à Avila.

Jean de la Croix a vécu en un siècle riche en événements. Luther meurt en 1546 et le Concile de Trente est à l’oeuvre. Las Casas publie son Histoire de la destruction des indiens. L’Inquisition sévit en Espagne et les autodafés se multiplient. En 1588, Rome déclare l’infaillibilité de la Vulgate (traduction latine de la Bible). Il faut aussi mentionner les guerres avec la France, les guerres des Flandres, la révolte des Morisques de Grenade, la guerre avec les Turcs et la bataille de Lepante, le raid du corsaire anglais Drake à Cadix et la riposte désastreuse de l’Espagne.

Son enseignement

L’essentiel de l’enseignement de Jean de la Croix est contenu dans les quatre poèmes : La montée du Mont Carmel, La nuit obscure, Le Cantique spirituel et La vive Flamme d’Amour. Il faut également mentionner ses avis, ses billets, ses lettres que les religieuses conservaient en secret à l’abri d’une éventuelle enquête de l’Inquisition. Il faut savoir aussi que, pour Jean de la Croix, ses poèmes se suffisaient à eux-mêmes et qu’il n’a écrit leurs commentaires qu’à la demande réitérée des carmélites. Une exception : La vive Flamme d’Amour, qui est de toute beauté, a été commentée à la demande d’une laïque intéressée par la réforme du Carmel : Anna de Peñalosa. Ce poème traite de l’union et de la transformation de l’âme en Dieu. Le fondement de la pensée sanjuaniste est l’Évangile pris au sérieux et tout particulièrement ces paroles, ces mots d’ordre de Jésus qui sont durs à entendre et plus encore à mettre en pratique jour après jour : tout abandonner pour marcher avec le Christ, dans l’amour, vers le Père. Jean de la Croix a condensé toute sa pensée dans deux mots : « Todo, Nada » (Tout, Rien). N’être plus rien pour posséder tout en Dieu. Dans l’un de ses poèmes composé dans la solitude d’un cachot à Tolède, il affirmera qu’il n’y a qu’un chemin pour le juste, celui de la foi : « Bien sais-je la source qui jaillit et fuit, mais c’est de Nuit ». La nuit de la foi, seule, selon lui, permet d’approcher Dieu, d’avancer vers lui sans jamais l’atteindre dans son essence. Cette marche vers les hauts sommets de la vie spirituelle où, dira-t-il, « il n’y a plus de chemin pour le juste », est à situer sur le « chemin étroit » dont a parlé Jésus .

Dans ses deux ouvrages de La Montée du Carmel et de La Nuit obscure, Jean de la Croix expose magistralement et longuement les étapes et la dynamique de cette marche par le sentier du « Todo y Nada ». Il distingue deux périodes. La première correspond à un processus actif : le sujet décide de suivre au plus près les instructions des Écritures dans la perspective des béatitudes à venir. Les gratifications sont là, nombreuses, l’oraison est facile. Dieu parle et lorsque parfois la prière est très intériorisée l’inconscient peut se manifester ; des scènes vécues ou non surgissent… Le sujet sent que Dieu l’aime et goûte les fruits de son ascèse. Mais après un temps plus ou moins long, quelques mois, quelques années, voici que la prière devient de plus en plus difficile et de moins en moins gratifiante. Dieu a pris désormais les commandes ; le sujet est entré dans ce que Jean de la Croix appelle la voie passive. C’est la nuit de la détresse et de l’incompréhension. Il n’y a plus d’espérance. La souffrance spirituelle est intense, voire insoutenable. Confronté au néant de sa vie et au silence de Dieu, le sujet pense qu’il est damné. Les avis, les conseils des proches augmentent encore la douleur. Le livre de Job évoque assez bien cette situation. La question qui se pose est de savoir si oui ou non le sujet relève de la psychopathologie.

Mais vient alors une étape où ce drame se résout dans une flamme où l’amour de Dieu et l’amour de l’âme ne font qu’un.

Le conseiller spirituel

Jean de la Croix n’ignore pas ce problème de la psychopathologie du sujet. Aussi donne-t-il quelques indications, des signes, qui permettent de trancher. S’il s’agit d’une action de la grâce, le sujet ne parle pas facilement de sa vie intérieure sauf à un conseiller spirituel en qui il a confiance ; son humilité surprend. Sa compassion, sa charité semblent n’avoir aucune limite. De plus, il se sent indigne des grâces que Dieu lui accorde…

Jean de la croix analyse l’attitude du conseiller spirituel, de celui qui prend en charge le sujet. À juste titre, il est très réservé, très sévère avec ces « directeurs » qui n’ont pas quelques expériences personnelles en la matière ; ils s’avancent sur un terrain inconnu pour eux et donnent des avis qui n’on rien à voir avec la situation réelle du sujet ; leurs conseils restent dans le champ classique de la cure d’âme. C’est, dit Jean de la Croix, comme si un aveugle prenait en charge un autre aveugle (Mt 15,14). Dans La Montée au Carmel, et ailleurs, il insistera : « La foi est le seul chemin qui peut conduire et unir à Dieu. »

Certains théologiens, dont Karl Barth (1886-1968), trouvent le « mysticisme » inquiétant. Pour ma part, je me méfie de tous les mots qui se terminent en -isme, à commencer par celui de christianisme. Cela dit, il n’y a pas d’inquiétude à avoir, de crainte d’une fusion en Dieu. Le mot union, union à Dieu, est un mot piège . Le grand docteur de l’islam, Ghazali, a bien mis les choses au point à propos des visions mystiques. Pour lui, ceux qui vivent des visions intérieures ne voient aucune chose sans voir Dieu en même temps ; mais Dieu reste caché par l’éclat même de sa clarté. Les mystiques peuvent s’exprimer, dans la violence de l’extase, en termes de fusion avec Dieu… Mais ils savent bien que ce n’était pas une véritable identification… L’homme parfait, c’est celui chez qui la lumière de la connaissance n’éteint pas celle de la piété scrupuleuse.

Jean de la Croix : une flamme d’Espagne dans une lampe d’Orient !

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À propos Camille Jean Izard

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