» C’est un monstre » disait du mot miracle le réformateur religieux américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882). On peut préférer cette réflexion que Georges Bernanos prêtait à Chantal dans La joie (1929) : « Un bon chrétien n’aime pas tant les miracles, parce qu’un miracle, c’est Dieu qui fait lui-même ses affaires, et nous aimons mieux faire les affaires de Dieu. » D’un point de vue spirituel, tout est dit dans cette simple phrase, qu’on soit ou non « bon chrétien ».
Le mot miracle change de sens selon l’usage qu’on en fait et le contexte dans lequel on l’utilise. Prenons les évangiles : pour les gens de l’époque, un miracle était dans l’ordre des choses. Il était pour ainsi dire normal qu’un personnage de l’envergure de Jésus opère des guérisons, non pour étonner tout un chacun, mais à titre de signe venant confirmer son enseignement. Et à ce titre-là, ses quelques refus d’accomplir des miracles (par exemple en refusant à Satan de transformer des pierres en pains) étaient également des signes : il n’appartient à personne de disposer de la volonté de Dieu. Bernanos l’avait parfaitement compris.
Aujourd’hui, « miracle » est très souvent un mot générateur d’incompréhension et de conflits, même parmi les chrétiens : les uns suspectent les autres de manquer de foi et de ne pas croire suffisamment ou même plus du tout aux miracles, les autres tiennent pour des esprits superstitieux ceux qui y croient encore. À Évangile et liberté, nous sommes indubitablement de ceux qui, comme Bernanos, n’aiment pas tant les miracles. Mais gardons-nous de jouer les esprits forts car, comme le disait le théologien Ernst Troeltsch (1865- 1923), pourtant très critique sur ce chapitre, « il ne faut pas dérouter les gens avec des radicalismes à bon marché ».
Le mot miracle doit l’essentiel de sa monstruosité à la définition technique ou rationnelle dont on l’assortit trop souvent : il serait l’effet d’une intervention surnaturelle de Dieu dans l’ordre naturel des choses, une interruption ponctuelle des « lois de la nature ». La pensée croyante est alors dans l’embarras : comment Dieu enfreindrait-il des lois qu’il est censé avoir établies ? Et pourquoi certains croyants seulement seraient-ils exaucés dans leur attente de miracles et pas les autres ? En réalité, ces « lois de la nature » n’ont rien de divin : elles ne sont que le reflet de l’état actuel de nos connaissances. N’appelons donc pas « miracles » des faits que nous sommes pour le moment incapables d’expliquer, par exemple des guérisons surprenantes comme il s’en passe dans les hôpitaux d’État aussi bien qu’à Lourdes ou en pleine brousse.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel n’est pas là, mais dans la capacité de ne pas décrocher ou au moins de reprendre pied même dans les pires épreuves. Ce n’est visiblement pas donné à tout le monde, aussi les chrétiens qui en bénéficient n’hésitent-ils pas à y voir une grâce de Dieu. « Même quand je marcherais dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi », dit à Dieu le psalmiste (Ps 23). Le miracle, si l’on tient à ce mot, serait-il alors la capacité de penser, dire et prier cela quand on se trouve bel et bien « dans la vallée de l’ombre de la mort » ? Mais on n’a alors justement plus besoin du mot miracle : dans une situation pareille, il laisse par trop imaginer qu’avec la foi on pourrait presque forcer la main à Dieu ou exercer sur lui une sorte de chantage à la réussite, à la survie, à la guérison, à l’évasion, que sais-je encore.
En venir à « faire les affaires de Dieu » plutôt que d’attendre passivement de lui qu’il fasse lui-même les affaires qui nous dispenseraient de mettre en lui notre confiance, voilà ce qui en toutes circonstances donne un sens à la vie depuis les origines de l’humanité. Je ne vois pas de réponse plus sensée et plus évangélique à ce qu’on qualifie si souvent de « problème du miracle » – le fait que ce mot suscite tant de faux problèmes étant justement ce qui le rend « monstrueux ».
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