Alexandre Vinet (1797-1847), l’une des figures majeures de la pensée protestante d’expression française au XIXe siècle, était né à Lausanne en 1797, c’est-à-dire juste une année avant que le canton de Vaud acquière son indépendance étatique. Son père, fonctionnaire, l’avait élevé dans le respect des institutions. Au moment où son fils allait être consacré au ministère pastoral, il lui avait même écrit : « Je me fais un devoir de père de t’avertir bien sérieusement de ne pas (…) substituer tes opinions particulières à la doctrine reçue et enseignée dans l’Église de ce canton ». Cette doctrine, celle des Églises réformées, lui venait de Berne qui elle-même l’avait adoptée à la suite de Zurich. Or dans les deux cas, à Zurich en 1523 et à Berne en 1528, la décision de réorganiser l’Église et son enseignement fut le fait, non des ecclésiastiques ou des prêtres en service à ce moment-là, mais bel et bien du pouvoir civil, donc, dans notre vocabulaire d’aujourd’hui, de l’État. Alexandre Vinet a donc grandi et acquis sa formation première dans une Église et une région où il était normal que l’Église soit administrée par l’État. À ce moment-là, on n’y voyait pas d’inconvénient majeur, même en France où réformés et luthériens ne voyaient aucun inconvénient à ce que l’État subvienne au financement de leur Église après avoir été mis à ban et persécutés pendant des siècles par le pouvoir royal.
C’est cette normalité institutionnelle qu’il faut avoir bien présente à l’esprit pour comprendre la nouveauté du point de vue de Vinet en la matière. On aurait bien tort de restreindre tout son apport à cette nouveauté-là. C’est surtout par les qualités de sa critique littéraire et l’ampleur de sa réflexion sur la liberté et la société en général qu’il s’est imposé à l’attention de ses contemporains. Mais l’un ne va pas sans l’autre et sa première prise de conscience des relations « adultères » de l’Église avec l’État reste un exemple type de sa manière d’empoigner les problèmes.
C’est dans une lettre du 8 février 1824, écrite de Bâle (il y avait trouvé un emploi dans l’enseignement du français) à son ami Louis Leresche resté à Lausanne, qu’il a exprimé le plus vigoureusement ce qui fut pour lui le surgissement du problème. Il venait d’apprendre la décision du gouvernement vaudois, le 15 janvier 1824, d’interdire « les assemblées de la nouvelle secte religieuse, dite les mômiers », en l’occurrence des assemblées revivalistes tenues et organisées en marge du culte officiel de l’Église qu’on qualifierait bientôt de « nationale ». Voici le passage clef de sa lettre à Leresche : « Les mesures que (le gouvernement cantonal) vient de prendre ne me paraissent point propres à éteindre ou diminuer l’esprit de secte et les divisions qui travaillent notre Église. Quand est-ce que la force civile et les rigueurs de l’autorité ont eu ce pouvoir sur l’opinion ? Il me semble que nous voilà placés dans un cercle vicieux ; et rien n’est capable de nous en faire sortir, tant que nous nous tiendrons au principe spécieux, je l’avoue, mais faux, d’une religion de l’État. (…)
Les relations qu’on a établies entre l’État et la religion, entre la société politique et le Royaume des cieux, me paraissent, je l’avoue, adultères et funestes. » Vinet, ensuite, n’en est pas resté à cette seule lettre, mais a consacré à ce problème les seuls ouvrages de réflexion systématique publiés de son vivant à part ses différents volumes de prédications : Mémoire sur la liberté des cultes (1826) et Essai sur la manifestation des convictions religieuses (1842). De l’avis même de son émule le plus connu, le philosophe Charles Secrétan, « Vinet n’était pas théologien ». L’une des constantes de sa réflexion dans le domaine qui nous préoccupe ici se trouve d’ailleurs dans sa lettre à Leresche, après avoir rappelé la parole de Jésus « Mon royaume n’est pas de ce monde » : « Rien d’aussi spirituel, rien d’aussi individuel que la religion ; elle ne peut s’appliquer aux masses, sans froisser violemment une foule d’individus. » C’est l’apparition au sein du protestantisme d’une nouvelle sensibilité, d’une tournure bien différente de celle du XVIe siècle, même si elle pouvait se réclamer de cette parole de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».
Dès les années 1840, les Églises dites « libres » se sont évidemment empressées de se réclamer des idées de Vinet, et dès la loi de 1905 sur la laïcité de l’État, bien des réformés français n’ont pas manqué de faire de même. Mais alors que faire du statut des Églises reconnues en Alsace-Moselle ? Et comment ne pas tenir compte du fait que, dans le canton de Vaud, des pasteurs influents de l’Église encore nationale tenaient jusqu’à la fin du siècle dernier à se réclamer expressément de la pensée de Vinet ? L’enjeu sera toujours de maintenir les exigences de la liberté, celles aussi de l’amour évangélique bien compris, dans l’entrelacs des contingences terrestres.
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