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Friedrich Dürrenmatt (1921-1990): un œuvre à résonances religieuses

En guise d’introduction

À sept heures du matin, dans une clinique de luxe zurichoise, le vieux commissaire Bärlach va être opéré sans anesthésie par l’ancien médecin nazi qu’il était venu confondre en se faisant livrer comme malade dans la clinique. Le commissaire a dévoilé le passé du médecin, mais il est victime du piège qu’il avait tendu. Avant de l’opérer, le médecin aimerait savoir en quoi le commis­saire croit, et avec moult efforts il tente d’extirper de ce vieillard malade étendu sur la table d’opération une confession de foi. Opiniâtrement, le commissaire refuse de répondre. Mais peut-être est-ce simplement pour ne pas répondre à la place des lectrices et lecteurs, pour que la question « en quoi crois-tu ? » puisse rejaillir en celle ou celui qui tient le livre dans ses mains.

Comme le montre cet exemple tiré du roman poli­cier Le soupçon, les questions de foi sont omniprésentes dans l’œuvre de Dürrenmatt, l’écrivain et peintre d’ori­gine bernoise qui a vécu près de quarante ans dans les hauts de Neuchâtel. Mais elles le sont non pas parce que l’auteur défendrait une thèse bien précise à cet égard, ou se ferait lui-même l’adepte d’une certaine foi. Elles sont omniprésentes en tant que questions précisé­ment, en tant qu’interpellations. De manière indirecte, donc, elles surgissent au détour d’un récit ou d’un des­sin, comme cette grâce incertaine, « réfléchie par le monocle d’un homme saoul ».

Malheureusement, on ne connaît souvent de cet auteur que les deux pièces de théâtre qui l’ont rendu mondialement célèbre, La visite de la vieille dame et Les physiciens. Et pourtant, l’édition complète en alle­mand de ses œuvres écrites, pièces de théâtre, romans, nouvelles, essais philosophiques et textes autobiogra­phiques, fait trente-sept volumes, tandis que son œuvre picturale tient en environ mille sept cents œuvres, gouaches, dessins à la plume, collages et caricatures. L’année de son centenaire, qui vient de se terminer, fut l’occasion de redécouvrir, sous différents angles, la richesse et la diversité de son œuvre.

Dans la présentation qui suit, nous voulons mettre en lumière quelques-unes des résonances religieuses de cette œuvre fascinante à plus d’un titre.

Par l’héritage familial, un protestant…

Dürrenmatt ne s’en est jamais caché : son rap­port aux thèmes religieux a été marqué par la foi de ses parents, un pasteur de l’Église réformée bernoise et sa femme, issue d’un milieu pieux. L’enfance à la cure, d’abord à Konolfingen, dans l’Emmental, puis dans la ville de Berne, a laissé ses empreintes. Même s’il découvre des lectures marquantes dans la biblio­thèque de son père, comme Le voyage du pèlerin de John Bunyan ou un livre sur les anabaptistes de Müns­ter, en Westphalie, ou des images impressionnantes de Rembrandt ou de Dürer, il y rencontre aussi Nietzsche en secret, ce qui lui permettra de prendre progressive­ment ses distances et de se confronter de manière cri­tique à la piété de ses parents. Mais, dans ses débuts du moins, c’est une sorte de loyauté critique qui l’habite. C’est ce qui explique probablement qu’il peut assez fré­quemment se désigner comme un protestant. Il y voit même un défi particulier du point de vue de son tra­vail dramaturgique. Dans un texte intitulé Problèmes de théâtre, il dira : « Les difficultés que l’art du drame pose à un protestant sont exactement celles de sa foi. »

Cette référence au protestantisme, qui revient assez souvent à travers son œuvre, est parfois profilée dans le sens de l’acte de la protestation : « Je suis protestant et je proteste », écrit-il dans un texte consacré à l’enga­gement de l’artiste dans l’actualité. En 1976 encore, à l’âge de 55 ans, il peut reprendre cette caractérisation, dans l’essai Sur Israël, issu d’un voyage et de confé­rences en Israël, en disant de lui-même : « il se trouve que je suis moi-même un chrétien, plus précisément un protestant, et plus précisément encore, un protestant très particulier, qui rejette toute Église visible, qui tient sa foi pour quelque chose de subjectif, qu’on ne peut exprimer objectivement sans la trahir. »

Faut-il devenir catholique ?

La question de la foi ne doit pas être prise à la légère. Au retour d’Israël, face à sa mère sur son lit de mort, Dürrenmatt réalise soudain que « le Dieu du désert ne peut être conçu ni démythifié […], il ne peut être que vécu dans un ébranlement de tout l’être, si bien que la foi ne signifie pas un “tenir pour vrai”, mais un “être ébranlé” ». À la fin des années 1940, cette foi protestante s’était trouvée mise à l’épreuve : en effet, Dürrenmatt travaille à cette époque avec des hommes de théâtre exilés d’Allemagne, d’origine juive, mais devenus catholiques, Kurt Horwitz et Ernst Ginsberg, qui l’incitent à se convertir au catholicisme. Ils esti­ment qu’avec ses interrogations existentielles, il serait mieux accueilli dans l’Église catholique, tel un Claudel. Cette perspective semble avoir préoccupé Dürren­matt un certain temps, et c’est dans une lettre écrite un dimanche de la Réformation, le 8 novembre 1948, que Dürrenmatt explique en détail à son ami Horwitz pourquoi il doit rester protestant : « Peut-être que c’est précisément pour moi qu’il est impossible de devenir catholique. Parce que je sais ce qu’est un protestant, je dois peut-être rester un protestant. Il existe des ordres de persévérer à un poste de combat perdu, pour prépa­rer la reddition de tous. Le protestantisme est un poste de combat perdu du christianisme, mais justement : du christianisme. J’obéirai à un ordre, quel qu’il soit. »

Les discussions semblent avoir continué, car un peu plus d’une année plus tard, à la date du 16 janvier 1950, on trouve la note suivante dans l’agenda personnel de Dürrenmatt : « Le soir grande discussion sur Cath. Prot. Par pure nonchalance, je suis allé beaucoup trop loin du côté catholique l’année passée. Lotti [son épouse] et moi nous faisons mutuellement la promesse de rester fidèles à notre foi barbare. »

Un approfondissement par des lectures

Sans répit, Dürrenmatt s’est confronté à ces ques­tions religieuses par des lectures. La Bible tout d’abord retient son attention, et l’on trouve divers indices d’une lecture assidue des textes bibliques. Éloigné de la famille durant son service militaire, il écrit à sa mère en janvier 1945 : « J’ai lu le livre de Job, ce qui m’a beaucoup aidé. » Dans une longue lettre de 1948 à son ami Horwitz, il explique en détail tout ce qu’il retient d’une lecture des épîtres pauliniennes. Sa première pièce, consacrée à un chapitre de l’histoire de la Réforme, l’épisode tragique des anabaptistes de Müns­ter, en Westphalie, dans les années 1530, montre par de multiples cita­tions et allusions combien Dürren­matt connaît en détail sa Bible.

Mais parmi ses lectures mar­quantes, Dürrenmatt mentionne souvent aussi le commentaire de l’épître aux Romains du théolo­gien protestant Karl Barth, un théologien avec lequel il a été en contact, notamment à l’occasion de la première bâloise de sa deuxième pièce de théâtre, intitulée L’aveugle et fortement inspirée par la figure biblique de Job. À la suite de son père, il lira également diverses sec­tions de la Dogmatique de Barth, reprochant plus tard à Barth d’avoir fait de lui un athée, à cause de sa trop forte prétention à détenir la vérité.

Dans les années 1940, après sa formation gymnasiale, Dürrenmatt avait entrepris des études de phi­losophie à Berne et à Zurich, des études plutôt nébuleuses, de son propre aveu, qu’il interrompra en 1946 pour devenir écrivain et dra­maturge, tout en continuant paral­lèlement la peinture et le dessin. Mais la philosophie restera l’une de ses grandes passions. Il s’inté­resse à Socrate, lit les dialogues de Platon, s’inspire à plusieurs reprises du mythe de la caverne. En dialogue avec des physiciens, il approfondit le domaine de la philosophie des sciences, lit Kant, Pop­per, Kassner et bien d’autres. Mais sa référence philo­sophique privilégiée, c’est le philosophe danois Søren Kierkegaard (1813-1855). Il lit plusieurs de ses œuvres dans ses années de jeunesse déjà, puis régulièrement à travers les ans. Il parle à plusieurs reprises du pro­jet d’écrire une thèse de doctorat sur Kierkegaard et le tragique. Sans que ce projet de jeunesse aboutisse, la pensée du philosophe de Copenhague deviendra une source d’inspiration fondamentale pour son travail de dramaturge, d’écrivain et de peintre. Au terme de sa vie, dans son dernier livre autobiographique, il dira : « Sans Kierkegaard, on ne peut pas me comprendre comme écrivain. Du point de vue dramaturgique, Kierkegaard est le seul successeur de Lessing, […] parce qu’il pense “dramaturgiquement”. Ce ne sont pas les concepts qui, chez lui, sont considérés dialectiquement, mais les “positions”. » Ainsi, tant dans les pièces que dans les romans, les personnages seront mis à l’épreuve, dans les positions qu’ils ont adoptées, par les situations vécues auxquelles ils sont confrontés et qui peuvent les mettre en échec. Parmi ces personnages, il y a aussi des figures religieuses, et Dürrenmatt remarque à cet égard dans le même passage : « Chez Kierkegaard, ce n’est que par leparadoxe que l’homme religieux est saisissable, drama­turgiquement, en tant qu’être dialectique. Car Dieu ne se révèle qu’à travers la foi. »

Un autre élément repris de Kierkegaard, c’est le principe de la communication indirecte : il ne s’agit pas de défendre des thèses, de déclamer des vérités. Il faut plutôt montrer comment des êtres humains tentent de se débrouiller avec leurs thèses, leurs vérités, quand ils se trouvent mis à l’épreuve de la vie, et cela de telle façon que les spectateurs ou les lecteurs puissent com­prendre qu’il s’agit d’eux, que ce sont eux qui sont mis en scène et qu’on les invite à se reconnaître eux-mêmes dans les personnages. C’est pourquoi les pièces ne sont pas des tragédies jouant sur l’admiration du héros, ni de simples comédies où l’on ne fait que s’amuser. Dürrenmatt travaille avec la tragicomédie, dans laquelle le comique peut sans cesse basculer dans le tragique, ou inversement, le tragique virer au comique.

 

 

Dans un texte autobiographique, Dürrenmatt raconte que son père lui expliquait les constellations célestes en lui racontant les mythes grecs, tandis qu’il entendait de sa mère, à l’école du dimanche, les grands récits bibliques : « du déluge, elle nous fit une peinture extraordinaire. La colère de Dieu : il faisait basculer tout l’océan sur l’humanité. Et maintenant, nagez. Moïse et Josué : Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, Lune, sur la vallée d’Ajalon. Cet ordre secoua toute la machine de l’univers ». Il n’est pas étonnant, dès lors, que les figures de la mythologie grecque et les motifs bibliques soient devenues les sources d’inspiration de nombre de ses tableaux et dessins.

Parmi les thèmes issus de la Bible, on retiendra, en lien avec un grand projet théâ­tral demeuré inachevé et dont il ne restera que la comédie Un ange vient à Babylone, plusieurs représentations de la tour de Babel au fil des ans. Dans le jugement de l’au­teur, elles montrent « l’absurdité de l’entreprise : construire une tour qui atteindrait le ciel ; et avec cela, l’absurdité de l’entreprise humaine en général. La Tour de Babel, c’est le symbole de l’hubris humaine. » C’est pourquoi, Dürrenmatt dessine cette tour immense, mais aussi fragile, prête à s’écrouler, ce qui se passe d’ailleurs dans ses qua­trième et cinquième représentations, « avant la chute » et « après la chute ».

Dürrenmatt commente ainsi : « Elle s’écroule, et avec elle s’écroule le monde humain. Ce que l’humanité laissera, ce sont ses ruines. Les Turmbau IV et V montrent cet effondrement : en même temps, c’est la fin de la vie sur la Terre. »Un deuxième motif biblique sur lequel Dürrenmatt a travaillé de manière répétée, c’est celui de la crucifixion. La première date de sa jeunesse (1939 ou 1942), et la der­nière de l’année de sa mort. Nous retiendrons ici la première :

Se caractérisant comme un dessinateur « dramaturgique », qui ne se soucie pas de la beauté de l’image, mais de sa possibilité, Dürrenmatt se pose aussi cette question « dramaturgique » pour la crucifixion : « comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? » Cela le conduit au commentaire suivant de sa première crucifixion : « La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’orne­ment, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue. Dans ma première Crucifixion j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. »

Le scandale de Pilate

La nouvelle intitulée Pilate, de 1946, reprend le récit biblique de la Passion. Elle raconte le procès, la torture, l’exécution et la mort de Jésus, mais du point de vue de Pilate, qui doit prendre des déci­sions sans vraiment comprendre ce qui lui arrive. Tout se joue au niveau des regards : dès la première rencontre, Pilate pressent que cet homme qu’on lui livre est venu pour le faire chuter. C’est un Dieu, et cette suppression de la diffé­rence entre Dieu et l’homme lui est insupportable : « Entre l’homme et Dieu, il y avait eu un abîme infini ; si le Dieu avait choisi de franchir cet abîme, de se faire homme, lui-même était condamné à s’abîmer en Dieu, à se briser contre lui comme un nau­fragé qu’une vague projette contre un récif. » Ainsi, toutes les décisions de Pilate sont une tentative déses­pérée de faire sortir Dieu de son rôle, de le contraindre à redevenir Dieu. Mais il échoue, et cet échec lui fait perdre la raison, si bien que, lorsqu’on vient lui annoncer qu’on a trouvé le tombeau vide, il est inca­pable de comprendre.

Un Dieu énigmatique

L’être humain se trouve sans cesse aux prises avec un Dieu qui lui échappe, qui ne se laisse pas saisir, en se manifestant comme le Tout Autre, pour parler dans les catégories de Karl Barth. C’est ce qu’illustre une nou­velle, devenue très célèbre et intitulée Le tunnel (1952). Un étudiant s’en retourne avec le train vers son lieu d’études. Sur le trajet, le train traverse un petit tunnel. Mais ce jour-là, le train ne ressort plus de ce tunnel. Et pourtant, c’est comme s’il était le seul à remarquer la situation étrange : les autres passagers lisent, jouent aux échecs, discutent, insouciants. Même le contrôleur de billets peine à croire qu’il y a quelque chose d’inha­bituel. Finalement, l’étudiant décide de traverser les wagons pour aller jusqu’à la locomotive. Le train va de plus en plus vite et semble descendre vers l’intérieur de la Terre. Après moult efforts, l’étudiant arrive dans la cabine du conducteur. Le train tombe maintenant à la verticale, et le conducteur est impuissant. Les deux hommes sont collés contre la vitre qui les sépare de l’abîme vers lequel le train se trouve précipité. « Que devons-nous faire ? », demande le conduc­teur, et l’étudiant répond : « Rien. Dieu nous a laissé tomber, si bien que nous voici précipités vers lui. »

Vingt-six ans plus tard, Dürrenmatt rééditera cette nouvelle. Entrant alors dans une phase de distance critique à l’égard de la foi, il supprimera la dernière phrase : à la question « Que devons-nous faire ? », l’étudiant répond simplement : « Rien. »

Une grâce paradoxale

Si l’on en croit le personnage Übelohe dans la pièce Le mariage de Monsieur Mississippi, lorsqu’il vient devant le rideau fermé pour parler au public des intentions de son auteur, la comédie touche de près au thème très protestant de la grâce divine. Dans un long monologue, il précise tout d’abord que son auteur tient à « observer le résultat du choc entre certaines idées et les hommes qui les prennent réellement au sérieux et s’efforcent de les réaliser, avec une intrépide énergie, un frénétique aveuglement et une inex­tinguible soif de perfection ». Puis parlant du sort que l’auteur lui fait subir, il dit : « ce protes­tant écrivant avec ténacité […] me fit me briser, afin de goûter à ma quintessence – ô terrible curiosité ! – ; ainsi il m’avilit pour me rendre sem­blable non pas à un saint – dont il n’a que faire –, mais à lui-même, afin de me jeter non comme vainqueur mais comme vaincu – la seule position dans laquelle l’être humain se trouve toujours à nouveau – dans le creuset de sa comédie ; tout cela seulement pour voir si, dans cette création finie, la grâce de Dieu est vraiment infinie, notre seul espoir. »

Un deuxième motif biblique sur lequel Dürrenmatt a travaillé de manière répétée, c’est celui de la crucifixion. La première date de sa jeunesse (1939 ou 1942), et la dernière de l’année de sa mort. Nous retiendrons ici la première : Se caractérisant comme un dessinateur « dramaturgique », qui ne se soucie pas de la beauté de l’image, mais de sa possibilité, Dürrenmatt se pose aussi cette question « dramaturgique » pour la crucifixion : « comment puis-je représenter aujourd’hui une crucifixion ? » Cela le conduit au commentaire suivant de sa première crucifixion : « La croix est devenue un symbole, on peut s’en servir aussi bien comme d’un bijou d’ornement, par exemple entre les seins d’une femme. La pensée que la croix fut un jour un instrument de torture s’est perdue. Dans ma première Crucifixion j’essaie, par la danse autour de la croix, de la retransformer en croix, d’en faire l’objet de scandale qu’elle représenta jadis. »

Mais conformément à la notion de paradoxe trouvée chez Kierkegaard, cette grâce se pré­sente toujours sous des traits déconcertants, sur­prend les êtres humains, prend leurs attentes à rebrousse-poil, si bien qu’elle subit aussi le rejet des hommes. C’est le thème central de la pièce Un ange vient à Babylone : un ange apporte à Babylone la jeune fille Kurrubi, cadeau du ciel destiné au plus pauvre des hommes. L’ange voit un mendiant maladroit et se dit qu’il doit être le plus pauvre des Babyloniens, mais en fait, il s’agit du roi qui s’était déguisé en mendiant pour confondre le dernier des mendiants qui résiste encore à l’interdiction de la mendicité à Babylone. Kurrubi tombe instantanément amoureuse de ce mendiant, mais comme mendiant seu­lement et non comme roi. Toutefois, le roi ne peut pas renoncer à sa puissance et à ses richesses, et il rejette le cadeau du ciel. Par colère contre le ciel, il décide de construire une grande tour défiant Dieu, tandis que rejetée par toute la ville, Kurrubi doit s’en aller dans le désert.

Ainsi, c’est en étant trahi par celle qu’il voulait sauver par son amour, en se découvrant brisé et vaincu, qu’Übelohe fait l’expérience de la grâce. Il en va de même pour la figure de croyant Knip­perdollinck à la fin de la pièce Les fous de Dieu : subissant le supplice de la roue, il dit à son Dieu dans une ultime prière :

« La profondeur de mon désespoir n’est qu’une parabole de Ta justice, et mon corps repose dans cette roue comme dans une coupe que Tu remplis à ras bord de Ta grâce. »

La tension entre la foi et le doute

Très tôt déjà, Dürrenmatt avait souligné que la foi ne peut jamais se passer du doute. Ainsi, dans sa première pièce, l’un des personnages définit l’auteur qui l’a créé comme « un protes­tant déraciné, au sens le plus large du terme, affecté de l’abcès du doute ». Et bien plus tard, l’année de sa mort, Dürrenmatt se caractéri­sera encore comme un homme « pour lequel le doute a autant de prix que la foi ». Cette tension constitutive traverse donc toute son œuvre. Mais dans ses dernières années, c’est un peu comme si le doute avait finalement vaincu la foi. Ses réflexions sur les enjeux religieux de la question d’Israël, le problème de l’intolérance et de la tolé­rance, la tendance de nombreux croyants à faire de leur foi un savoir, l’impossibilité de décider objectivement de l’existence ou de l’inexistence de Dieu : tout cela fait que, dans les années 1980, Dürrenmatt souligne de manière de plus en plus claire la difficulté, voire l’impossibilité de croire en Dieu. Cela conduit à une prise de distance critique qui culminera à diverses occasions dans une confession d’athéisme. Même si, jusqu’au bout, la conviction énoncée dans l’essai sur Israël garde toute sa valeur : « La découverte de Dieu est sans doute la plus grosse des conséquences pour l’humanité, indépendamment du fait que Dieu existe ou non. »

L’athéisme : un geste « protestant » ?

Le chevalier et l’écuyer du roman de Cervantès sont très présents dans l’oeuvre de Dürrenmatt, tant dans les images que dans les textes. Il souligne particulièrement l’échec de Don Quichotte contre les moulins à vent. Pour lui, cette scène fait partie des situations fondamentales dans lesquelles l’être humain se trouve dévoilé de manière tragi-comique : grand dans sa hardiesse, il est en même temps ridicule dans sa défaite. Don Quichotte devient ainsi le modèle de ces hommes courageux que l’on découvre dans plusieurs pièces de Dürrenmatt.
Dürrenmatt a peint cette gouache en 1987, peu d’années avant sa mort, au retour d’un voyage en Espagne. Traversant la Manche et observant les grandes lignes électriques, Dürrenmatt aurait dit à son épouse qu’aujourd’hui, Don Quichotte ne lutterait plus contre les moulins à vent, mais contre les pylônes d’électricité. Le soir même, il s’est mis à faire des esquisses dont résultera ce grand tableau. Il nous montre Don Quichotte et sa monture Rossinante tombant à travers les fils électriques. Électrocutés, ils ont les yeux exorbités, les narines et la bouche grandes ouvertes. En bas, on reconnaît la tête de Sancho Panza, assistant effrayé à la défaite de son maître.

Dans un article publié en 1988 dans une revue viennoise et intitulé « Devoir d’athéisme », Dürrenmatt souligne l’athéisme comme un devoir, parce que l’époque est à l’intransigeance religieuse. L’article se termine par les phrases sui­vantes : « L’ère des Khomeini est arrivée, et pas seule­ment à Rome, en Iran et en Israël. Il est grand temps de professer à nouveau l’athéisme. » Dans la figure du pape, il voit le symbole « de l’ergotage, de la certitude d’être en possession de la vérité. Celui qui possède ce

genre de certitude ne peut que se quereller. C’est pourquoi il y a toujours beaucoup de papes – religieux et politiques –. »

En 1948, dans sa lettre à Horwitz, Dürrenmatt revendiquait le devoir de rester protestant. Il est frap­pant de voir que, quarante ans plus tard, il invoque le devoir d’athéisme. Cela donne à cet athéisme un côté très « protestant », tout le moins au sens d’un acte de protestation. Mais peut-être faut-il faire un pas de plus : si l’on retourne à la racine latine, le verbe protestare signifie « témoigner en faveur de… ». L’athéisme serait alors un témoignage en faveur de l’être humain, dont Dürrenmatt dit dans ce petit texte qu’il est « le plus grand miracle que nous connaissions dans l’univers », mais qu’il « s’est pris à son propre piège » et qu’il doit désormais âprement lutter pour sa survie.

L’athéisme serait donc encore un acte de foi, un acte partagé avec ces « hommes courageux » que Dürren­matt n’a cessé de mettre en scène et qui consiste à « ne pas désespérer », à « tenir tête à ce monde dans lequel souvent nous vivons comme Gulliver parmi les géants ».

 

Le Centre Dürrenmatt Neuchâtel
Alors que l’œuvre littéraire de Dürrenmatt était mondialement connue de son vivant déjà, son œuvre picturale est restée longtemps peu connue, l’artiste la considérant plutôt comme une activité privée, et donc relativement secrète. Il revient au Centre Dürrenmatt Neuchâtel (CDN) de la mettre en valeur dans ses liens avec l’œuvre littéraire, conservée, elle, aux Archives
littéraires suisses, à Berne. Inauguré en l’an 2000, le CDN a été construit par l’architecte tessinois Mario Botta dans les hauts de Neuchâtel, sur le site des anciennes maisons d’habitation de Dürrenmatt. On peut y visiter une exposition permanente et des expositions temporaires consacrées à divers aspects de l’œuvre, ainsi que des lieux de vie mémoriels.

 

Quelques pièces de théâtre chez L’Arche Éditeur, Paris : Les fous de Dieu, La visite de la vieille dame, Les physiciens, Le météore ; cf. aussi Le mariage de Monsieur Mississippi, Lau­sanne, Éd. de l’Aire, 1979

Quelques romans : Œuvres com­plètes, tome I : La promesse, La panne, Le juge et son bourreau, Le soupçon, Paris, Albin Michel, 2021

Quelques nouvelles, dont Pilate et Le tunnel : La ville et autres proses, Paris, Albin Michel, 1974

Sa grande autobiographie intel­lectuelle, en deux tomes : La mise en oeuvres, Paris/Lausanne, Juillard/L’Âge d’Homme, 1985 ; L’édification, Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 1999

Pour une introduction succincte à l’œuvre : Ulrich Weber, Friedrich Dürren­matt ou le désir de réinventer le monde, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005 (coll. « Le savoir suisse », N° 32)

Pour les enjeux théologiques : Pierre Bühler, « Le paradoxe chrétien et ses potentialités créatives. Dürrenmatt et la théologie », dans : J. Söring/A. Mingels(éd.), Dürrenmatt im Zentrum, Francfort/Berlin/Bern et al., Peter Lang, 2004, pp. 237-257

Pour une étude approfondie des interactions entre l’oeuvre picturale et l’oeuvre littéraire : Madeleine Betschart/ Pierre Bühler (éd.), Parcours et détours avec Friedrich Dürrenmatt. L’oeuvre picturale et littéraire en dialogue/Wege und Umwege mit Friedrich Dürrenmatt. Das bildnerische und literarische Werk im Dialog, Göttingen/Zurich/Neuchâ­tel, Steidl/Diogenes/Centre Dürren­matt Neuchâtel, 3 tomes, 2021-2022

 

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot  « Dürrenmatt, un art protestant »

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À propos Pierre Bühler

Après une thèse de doctorat sous la direction de Gerhard Ebeling, Pierre Bühler a été professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel puis à l’Université de Zurich. Spécialiste de Luther, Kierkegaard et Ricœur, il a travaillé sur l’herméneutique, les rapports entre foi et raison ainsi qu’entre littérature et théologie.

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