Théoricien de l’enracinement, Thoreau s’est peu éloigné de Concord et de ses forêts. La grande migration vers l’Ouest est pour lui une entreprise prométhéenne, la société américaine repousse les frontières pour l’appât du gain. Le rapport à la nature et à la culture laisse la place à un immense marché. L’Américain se condamne à n’être plus qu’un commerçant dans une société où la consommation tient lieu de culture. Lorsqu’en 1845 il décide de vivre dans une cabane au bord de l’étang de Walden, Thoreau veut montrer qu’il n’y a pas d’authenticité sans une certaine frugalité, mais cette vie dans les bois en harmonie avec la nature veut aussi rappeler à ses concitoyens le nécessaire ensauvagement de la culture américaine. Ce retour aux sources est aussi un acte de mémoire, le rappel qu’avant l’installation des colons, les Indiens ont vécu sur cette terre. On retrouve cette préoccupation mémorielle dans son escapade de sept jours sur la rivière Concord et le fleuve Merrimack. Le récit de cette exploration ne se limite pas à la description des paysages traversés, il comprend de très longues digressions sur la littérature, la philosophie, les textes sacrés de l’Inde et l’histoire des puritains. Il s’agit d’un voyage intérieur. Dans ces pérégrinations, Cape Cod tient une place particulière, Thoreau s’y est rendu à quatre reprises, une première fois en 1850 et une dernière en 1857. Le récit de ces voyages ne sera publié qu’en 1865 à titre posthume. Si le goût de l’aventure et une meilleure connaissance de la faune et de la flore restent la trame principale de la narration, Thoreau s’intéresse beaucoup aux autochtones qu’il rencontre, il se transforme en ethnologue, en historien trouvant même un certain plaisir à consulter les archives paroissiales quand il en a l’occasion. Cape Cod n’est pas une simple bande de terre, cet « index replié » a une histoire qui se confond avec le mythe, celui des origines puritaines de l’Amérique. Il s’agit d’un mythe au sens où la place prise par les Pères pèlerins dans l’histoire américaine date du XIXe siècle. À la fin de la Guerre de sécession, les passagers du Mayflower incarnent les valeurs du Nord abolitionniste, leur aventure et leur survie dans des conditions plus que compromises sont la preuve de la destinée particulière de l’Amérique. La géographie prend, elle aussi, une dimension symbolique voire transcendante, Cape Cod est à la fois un point de non-retour et la porte d’entrée du Nouveau Monde qui ne peut assumer son destin qu’en se tournant vers l’Ouest. Très critique à l’égard des Églises, tant en ce qui concerne leur théologie et leur prétention à diriger les consciences et à contrôler les mœurs, Thoreau n’en reste pas moins fasciné par cette matrice pour laquelle il laisse transparaître entre les lignes une certaine nostalgie. Tout en restant lucide sur ce qu’il faut bien appeler l’échec puritain, il reconnaît aux Pères pèlerins un idéal spirituel et une soif de liberté d’une tout autre nature que celui qui fait courir ses contemporains. En de nombreux passages, la plume se fait plus légère, le ton sarcastique est plus proche de l’indulgence que de la condamnation.
« L’histoire ecclésiastique de cette petite ville nous parut intéressante. Très tôt (semble-t-il), ils construisirent une petite église de vingt pieds carrés avec un toit de chaume à travers duquel ils pouvaient faire feu de leurs mousquetons sur le diable à n’en pas douter. En 1662, la commune décida qu’une partie de chaque baleine venant s’échouer sur le rivage serait réquisitionnée et que le produit de la vente servirait à l’entretien du ministre du culte. Il y a une certaine logique à laisser ainsi le soin de subvenir aux besoins du pasteur à cette Providence dont il est le serviteur, et qui règne souverainement sur les tempêtes : si jamais les baleines étaient rares à s’échouer, il pouvait en concevoir le soupçon que ses prières n’avaient pas su trouver l’oreille du Très-Haut. » (p. 76) « Il faut bien avouer que les Pèlerins ne possédaient que peu des qualités du pionnier moderne. Ils ne sont pas les ancêtres des Américains des arrière-bois d’aujourd’hui. On ne les voit pas s’enfoncer tout de suite dans la forêt, la hache à la main. Ils formaient avant tout une famille et une église et leur premier souci était plus de rester ensemble, même sur le sable, que d’explorer et de coloniser un Nouveau Monde. » (p. 276) « C’est ici, dit-on, plus que partout ailleurs dans l’État, qu’on trouve les plus purs descendants des Pèlerins de 1620. On nous a raconté que parfois, lorsque le tribunal tient sa session à Barnstable, il n’y a pas un seul criminel à juger et que la prison est fermée. Lors de notre passage, elle était à louer. Jusqu’à une date récente, il n’y avait pas d’avocat au-delà d’Orléans : dans ces conditions, qui irait se plaindre de la présence de quelques requins mangeurs d’homme au large. » (p. 278)
Toutes les citations sont tirées de Cap Cod, Paris, Imprimerie nationale, 2000, traduction et notes de Pierre-Yves Pétillon.
À lire l’article de James Woody » Une philosophie du quotidien «
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