La crise sanitaire que nous traversons suscite des réactions, voire des remises en cause radicales dans de nombreux domaines. Notre système de santé, l’économie, l’organisation des territoires, les modes de gouvernance sont passés au crible d’une critique qui n’est pas nouvelle, mais que les difficultés auxquelles nous sommes confrontés ont fait resurgir brusquement. On assiste à une confluence des luttes qui toutes espèrent que nous en tirerons les leçons qui nous permettront de passer au monde d’après. Si cette expression reste vague et source de malentendus, elle n’en n’est pas moins teintée d’idéologie, d’écologie, de philosophie et parfois de théologie. Certains adeptes du monde d’après n’hésitent pas à emprunter une rhétorique apocalyptique lorsqu’ils veulent nous alerter sur l’imminence de la catastrophe. Certes, ils ne s’en remettent pas tous au jugement divin, les prophètes de malheur ont laissé la place aux collapsologues qui, grâce à une approche pluridisciplinaire du phénomène, donnent des gages scientifiques à une théorie de l’effondrement de notre civilisation. Comme on le constate dans ce qu’il convient d’appeler l’écologie théologique, nouveau cheval de bataille de certaines Églises en perte de vitesse, l’homme et ses activités sont considérés comme les grands et seuls responsables de la situation. Rares sont ceux qui admettent que la nature fait aussi des erreurs, tout comme elle est capable d’atroces génocides. Dans cette ligne, le monde d’après devrait redonner à la nature une place dont elle a été chassée par la technique. Il ne s’agit pas uniquement de problèmes liés à la pollution, ou à l’exploitation irraisonnée des ressources de la planète, la problématique est globale et relève d’une conception anthropologique qui insiste plus sur la place de l’homme dans l’univers que sur sa nature. Avec force, c’est la question du sens qui est posée. La réponse est loin d’être évidente car si la critique de la toute-puissance de la technique est nécessaire, encore faut-il définir ce que peut signifier pour nous un juste rapport à la nature.
Dans la Nouvelle-Angleterre du XIXe siècle, un homme a passé sa vie à se poser ces questions. Sa démarche était d’autant plus surprenante qu’il vivait la montée en puissance du Nouveau Monde censé être le seul possible après l’ancien incarné par la vieille Europe. Si, loin s’en faut, il ne nous apporte pas toutes les réponses, si sa réflexion porte la marque d’une époque qui n’est pas la nôtre, Henry David Thoreau (1817-1862) peut bien revendiquer la paternité de toutes nos questions.
Une vie à Concord et dans les bois
Henry David Thoreau est né le 12 juillet 1817 à Concord, une petite ville du Massachusetts à quelques kilomètres de Boston. La famille était d’origine huguenote, elle avait fui le Poitou après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Thoreau fait la première partie de ses études à la Concord Academy, puis intègre l’université de Harvard où il rencontre Ralph Waldo Emerson (1803-1882) en 1833. Il ne gardera pas un grand souvenir de son passage à Harvard, son esprit à la fois original et rebelle ne l’aide pas à se fondre dans un moule qu’il trouve rigide et trop conservateur. Il obtient son diplôme en 1837, mais ne conservera pas de liens particuliers avec ses camarades de promotion. Il traînera même les pieds lorsqu’en 1858 l’Association des Anciens Élèves de Harvard College lancera un appel aux dons auprès des anciens étudiants pour soutenir l’achat de livres pour la bibliothèque. Prenant son temps, il se résoudra tout de même à répondre à cet appel: « Veuillez trouver ci-joint cinq dollars pour l’objet décrit ci- dessus. Je donnerais volontiers davantage, mais cela excède mes revenus, toutes sources comprises de ces quatre derniers mois.» (Correspondance III, Rennes, 2018, p. 332.) La somme peut paraître bien modeste si on la compare aux cinquante dollars que Thoreau demandait pour une conférence, mais il est vrai que le plus souvent il n’en touchait que vingt-cinq voire vingt. Ses autres sources de revenus provenaient prin- cipalement d’articles publiés dans les revues et de ses travaux d’arpenteur. À sa sortie de Harvard, il rejoint le club des Transcendantalistes créé en 1836. Le transcendantalisme est la forme tardive d’un romantisme très inspiré par l’idéalisme allemand. Le mouvement doit son nom au pasteur unitarien Frederic Henry Hedge (1805-1890) ; diplômé de Harvard en 1825, qui avait fait un voyage d’étude en Allemagne et était considéré comme un bon spécialiste de Kant. Après un bref passage en tant qu’enseignant à la Concord Academy, Thoreau entreprend avec son frère John un voyage sur les rives des rivières Concord et Merrimack. Ce voyage, tout comme ceux qui suivront, tient à la fois de l’exploration scientifique, de l’aventure et surtout d’une recherche mystique dans la relation avec la nature. Ce premier voyage est doublement initiatique, Thoreau a trouvé le sens de son existence dans ce lien avec la nature et l’enracinement dans cette région de Concord. Il en fera un récit qui sera publié sous forme d’articles, puis d’un livre qui lui ouvrira la carrière d’écrivain. En 1845, le 4 juillet, jour de la fête de l’Indépendance, il quitte le foyer de la famille Emerson chez qui il vivait, pour s’installer dans une cabane qu’il a construite de ses propres mains au bord de l’étang de Walden. Il y restera deux années qu’il racontera dans son livre le plus célèbre, Walden, publié en 1854. Le 6 mai 1862, il meurt de la tuberculose à l’âge de quarante-quatre ans. Le service funèbre est célébré dans l’église unitarienne de Concord. Emerson prononce l’oraison funèbre qui sera intégralement publiée trois jours plus tard dans L’Atlan- tic Monthy. Avec le talent oratoire qu’on lui reconnaît, Emerson parvient à saisir la personnalité et la pensée de cet homme inclassable:
«Aucune université ne lui a jamais offert de diplôme [À l’exception de celui obtenu à Harvard. Emerson pensait-il à une reconnaissance académique sous la forme d’un Doctorat Honoris Causa?], ni de chaire de professeur, aucune académie n’en a fait son secrétaire correspondant, son explorateur attitré, ou tout simple- ment un de ses membres. [Emerson se trompe, Thoreau a accepté d’être membre de la Boston Society of Natural History, en 1850. Sa qualité de membre lui donnait accès à l’immense bibliothèque dont il ne se privera pas.] Sans doute, ces corps savants redoutaient-ils la satire qu’eût constituée sa présence. Mais peu de gens ont connu comme lui les secrets,et le génie de la nature, et aucun
de façon aussi largement synthétique et religieuse. Il n’avait pas une once de respect pour les opinions ou les corps des hommes, mais ne rendait hommage qu’à la vérité. Refuser d’emprunter les sentiers battus et conserver sa liberté solitaire au risque de décevoir les attentes naturelles de sa famille et de ses amis était
une décision d’autant plus rare qu’il était d’une probité absolue et savait précisément comment
garantir sa propre indépendance et maintenir chaque homme à ses devoirs. Mais Thoreau n’a jamais
vacillé. C’était un protestant à outrance. » (Cité par Raphaël Picon, Emerson. Le sublime ordinaire, Paris, 2015, p. 273.)
Tout est dit. La vie et la pensée de Thoreau se résument : vérité et authenticité.
Expérience et récit
Dès qu’on parle d’expérience, Walden vient immédiatement à l’esprit. Il s’agit d’un récit fleuve écrit au jour le jour à la manière d’un journal. Thoreau veut faire une expérience totale, authentique, son départ pour l’étang de Walden est une immersion, une volonté de face-à-face dans lequel il ne cherche pas à se mesurer à la nature, mais à entrer en symbiose avec elle. Une telle rencontre n’est possible qu’à la condition de s’abstraire du monde et de ses faux désirs. Dans la quête de l’authenticité, la richesse matérielle est un obstacle et sans donner de grandes leçons, Thoreau ne se prive pas d’être sarcastique: « Les hommes luxueusement riches ne maintiennent pas juste en eux une chaleur confortable, mais une fournaise contre-nature. Comme je l’ai sous-entendu plus haut, ils sont cuits, cuits à la mode, il va de soi. » (Walden, Paris, 2017, p. 29) Souvent considéré comme le premier manifeste de l’écologie moderne, Walden est un livre étrange, l’union mystique avec la nature engendre une réflexion globale sur la société américaine. Thoreau remet en cause presque toutes les institutions de son jeune pays, l’organisation politique, l’enseignement et surtout les Églises. Il faut se méfier des apparences, tenter de se libérer des préjugés, des traditions et avoir la volonté d’aller au fond des choses pour créer du neuf. « Si la cloche sonne, pourquoi devrions-nous courir ? Demandons-nous plutôt quel genre de musique ces choses produisent. Posons-nous et travaillons ; et avançons en enfonçant un pied puis l’autre dans la glaise et la bouillasse de neige fondue des opinions, des préjugés, des traditions, des illusions, des apparences, ces alluvions qui couvrent la planète ; et traversons Paris et Londres, New York, Boston et Concord ; traversons l’Église et traversons l’État, traversons la poésie, la philosophie et la religion, jusqu’à ce qu’enfin nous sentions sous nos pieds un fond de roc bien dur, une chose que nous puissions appeler réalité, et déclarons alors : ceci est, aucune erreur possible.» (Walden, p.117) Le « fond de roc bien dur » est à la fois une métaphore de la vérité et de l’enracinement.
L’enracinement est une notion essentielle de la philosophie de Thoreau. Contrairement à une idée largement partagée à une époque où le «Grand Tour» est considéré comme essentiel à la formation intellectuelle et humaine, Thoreau ne s’éloignera que très rarement de Concord. Un bref séjour à New York en tant que précepteur dans la famille d’Emerson le conforte dans l’idée que dans la recherche de l’authenticité de l’existence, le lieu où l’on se trouve importe peu. Il ne sera pas tenté de traverser l’Atlantique pour découvrir la vieille Europe de ses origines, les livres et la correspondance suffisent amplement à satisfaire sa curiosité et son besoin boulimique de connaissances de toutes sortes. La nature est par excellence le lieu de l’enracinement, mais si la ville est le concentré de tous les défauts de la civilisation, elle n’en est pas moins incontournable. Dans son Journal, à la date du 3 février 1852, il écrit : « Je me suis rendu (hier) dans les bibliothèques de Cambridge (Harvard) et Boston. Il semblerait que toutes choses nous contraignent à l’originalité. Comment se fait-il que je ne trouve pas à la campagne, dans les champs et les bois, les œuvres des naturalistes et des poètes dont l’es- prit s’accorde au mien ? Ceux qui ont exprimé l’amour le plus pur et le plus profond de la nature ne l’ont pas consigné sur l’écorce des arbres… Si je désire lire leurs livres, je dois me rendre dans la grande ville. » (Journal, Marseille, 2018, p. 139) Sans en être totalement conscient ou vouloir l’avouer, Thoreau comprend, ou plus exactement doit admettre que la nature n’est pas un livre, elle est le lieu d’une expérience qui, pour être analysée et communiquée, doit passer par le langage. Le principe supérieur n’est pas immanent à sa création, il est transcendant.
Autre élément important dans la philosophie de Thoreau, la question de savoir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. On trouve dans ses écrits une volonté de dépouillement : se défaire de l’inutile est absolument nécessaire pour atteindre l’authenticité. Ce qui est vrai de l’individu l’est aussi de la société, et les crises sont révélatrices de l’inutilité de certaines activités humaines. Dans une lettre du 16 novembre 1857 adressée à Harrison Gray Otis Blake, Thoreau se montre très dur avec ce qu’il convient d’appeler la société de consommation, mais plus encore avec ceux qui en sont les victimes : « Le constat qui veut que quatre-vingt- seize pour cent des affaires vont vraisemblablement péricliter, est peut-être le fait le plus agréable qu’aient révélé les statistiques, aussi vivifiant qu’une fragrance de saules au printemps… [Thoreau fait allusion à la crise qui a suivi le krach de la Bourse de New York le 22 août 1857]. Si ces milliers de gens se trouvent à la rue, sans emploi, cela prouve qu’ils n’étaient pas bien employés. Pourquoi ne le comprennent-ils pas à demi- mot ? Il ne suffit pas d’être industrieux ; les fourmis le sont elles aussi. Encore faut-il savoir à quelle fin on est industrieux. » (Correspondance III, p. 261) Cette société au cœur de laquelle règnent les notions de profit et de croissance sans limite est responsable de la destruction d’une vie intérieure chez les individus.
Très critique à l’égard des Églises et de l’enseignement qu’il y a reçu, comme tous les membres du mouvement transcendantaliste, Thoreau reste très marqué par l’univers biblique. Même si sa philosophie se veut libérée de toutes les références que pourrait lui imposer une tradition, il est assez facile de retrou- ver l’arrière-plan biblique dans ses réflexions. Hormis de rares conférences thématiques et son essai : De la Désobéissance civile, en 1859, c’est encore dans sa correspondance qu’il se livre le plus. Parmi ses nombreux correspondants, Harrison Gray Otis Blake (1816-1898) tient une place de premier plan. Originaire de Worcester dans le Massachusetts, il est diplômé de la Harvard Divinity School en 1838. Contrairement à ce que pouvait laisser penser son cursus, il ne deviendra pas pasteur mais il consacrera sa vie à l’enseignement et ouvrira une école pour garçons à Charlestown en 1839. Disciple et ami intime de Thoreau, il l’accompagnera lors de nombreuses excursions et fondera un « Thoreau club » à Worcester. Le fonctionnement du club explique en grande partie la longueur exceptionnelle et la teneur des lettres échangées. À chaque réception d’une lettre de Thoreau, le club se réunissait pour la commenter et alimenter ses réflexions. Parmi les nombreux sujets abordés, on trouve la recherche d’une harmonie entre la vie extérieure et la vie intérieure. La vie intérieure est comprise comme un voyage ; on retrouve ici une référence directe au Voyage du Pèlerin de John Bunyan (1628-1688), en même temps qu’un éclairage sur la dialectique de la philosophie de Thoreau. Autant la vie extérieure doit être un enracinement comme nous l’avons vu plus haut, autant la vie intérieure est un voyage. Il s’agit d’accéder à une nouvelle naissance, thème que Thoreau reprend du Nouveau Testament et plus particulièrement de l’entretien entre Jésus et Nicodème. Il faut commencer par se débarrasser des habitudes car selon Thoreau, les hommes ne sont pas cachés par leurs habitudes, au contraire, elles les révèlent. Elles sont leurs vrais habits. Les hommes sont les esclaves d’un conformisme alors que les circonstances ne sont pas rigides, ni inflexibles. « Du passé faisons table rase. Nulle vie nouvelle n’habite de vieux corps. Pourquoi supporter l’hospice quand vous pour- riez aller aux cieux ? C’est de l’embaumement, ni plus ni moins. Laissez tomber vos onguents et vos bandelettes de lin et entrez dans le corps d’un nouveau-né. Voyez dans les catacombes d’Égypte les résultats de cette pratique, elle en a été la fin. » (Correspondance II, p. 79) La référence aux pratiques égyptiennes est très parlante, le défunt devait conserver son aspect vivant et était accompagné dans son voyage par de nombreux objets personnels et utilitaires. L’autre monde n’avait rien de nouveau, il n’était que la continuité de l’ancien. Il faut simplifier la vie, s’en tenir au réel et se défaire des illusions trompeuses. Pour Thoreau, sa propre vie n’est qu’un simple fait dont il n’y a pas lieu de se féliciter. Cependant, ce dépouillement absolu qui se résume à un présent auquel le passé ne peut venir en aide, pas plus que le futur n’a quoi que ce soit à lui faire miroiter, ce dépouillement fait l’expérience de la foi. « Je crois en quelque chose, et il n’est rien d’autre que cela. Je sais que je suis, je sais qu’il y a quelqu’un d’autre et qui en sait plus que moi et s’intéresse à moi, dont je suis, en quelque sorte, la créature et le parent. Je sais que l’entreprise est digne. Je sais que les choses fonctionnent bien. Je n’ai eu vent d’aucun problème. » (Correspondance II, p. 81) Lecteur de Rousseau, Thoreau n’est pas loin de la « Profession de foi du vicaire savoyard ». En effet, il s’agit bien d’une confession intime et non dogmatique, d’une foi basée sur l’expérience et qui s’exprime dans le sentiment d’être à la fois « créature et parent », très éloigné et à la fois tout proche, « juste et pécheur » disait Martin Luther en son temps. Le Dieu Tout Autre me connaît, il s’intéresse à moi, il n’est pas Dieu sans moi (autre proximité avec Luther). C’est cette distance, cette transcendance qui rendent la relation possible sans qu’elle soit polluée par une humanisation de Dieu, une déification de l’homme, un mélange des genres contraire à toute la tradition biblique. Quelles que soient les apparences, le projet de Dieu pour l’humanité est en marche, rien ne pourra l’arrêter. La fin de la lettre sonne comme une exhortation : « Ne laissez rien s’immiscer entre la lumière et vous. Respectez les hommes, mais uniquement comme des frères. Quand vous voyagez vers la cité céleste, n’emportez avec vous aucune lettre d’introduction. Quand vous frappez à la porte, demandez à voir Dieu et non l’un de ses serviteurs. Pour ce qui vous tient le plus à cœur, ne vous dites pas que vous avez des compagnons : sachez que vous êtes seuls au monde. » (Correspondance II, p. 82)
À suivre Thoreau, on comprend que s’il doit y avoir un monde d’après, il ne peut venir que de cette inté- riorité qui, justement, fait tant défaut aux modernes que nous sommes. Avant même de mettre nos actes en conformité avec elle, c’est à un long voyage que nous invite le reclus de Walden, l’arpenteur de Concord, le marcheur des forêts du Maine, le conférencier de Boston, l’irascible et insatisfait étudiant de Harvard et l’ami d’Emerson.
À lire l’article de James Woody » Une philosophie du quotidien «
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