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L’irréductible diversité du christianisme

 

De décembre 2015 à mars 2016, les Musées d’Art et d’Histoire de Genève organisaient, sur une heureuse initia­tive de Marielle Martiniani-Reber, une superbe exposition visant à mettre en valeur les col­lections, importantes mais trop souvent méconnues, d’objets byzantins conservés en Suisse, notamment des manuscrits. Dans la section consacrée à la diversité religieuse dans l’Empire byzantin, nous avons tenté de montrer que l’idée d’un empire byzantin 100 % grec et orthodoxe ne résistait pas à un examen historique critique ; le panorama religieux de cette aire culturelle est bien plus riche et plus contrasté qu’on ne l’imagine généralement : « Byzance l’orthodoxe, qui défendait si férocement ses dogmes et ses vérités, était pourtant au croisement de nombreux courants religieux, tant à ses frontières que sur son territoire. Le patriarche, le clergé et l’empereur veillaient à ce qu’aucune doctrine “diabo­lique” ne vienne corrompre la sainte foi définie par les conciles. Et malheur à qui était surpris en flagrant délit d’hérésie… Cependant, malgré tout le zèle des autori­tés, il y eut toujours, dans les frontières de l’Empire, des gens qui pensaient, croyaient et pratiquaient différem­ment que ne l’exigeaient les gardiens de la foi… Qui étaient-ils ? Que pensaient-ils ? Combien et où étaient-ils ? » (Byzance en Suisse, sous la direction de Marielle Martiniani-Reber (dir.), Genève 2015, p. 417).

Il n’est naturellement pas possible de répondre pré­cisément à ces questions, qui ouvrent plutôt le champ à de nombreuses études spécialisées. Cette rencontre avec la diversité religieuse dans l’Empire byzantin n’a cessé de me faire également réfléchir à la diversité du christianisme tout au long de l’histoire. Dans le cadre de cet article, j’aimerais proposer aux lecteurs d’Évangile et liberté un bref survol qui mette en relief cette caractéristique du christianisme, et partager les quelques réflexions qu’elle m’inspire.

Qu’entend-on par christianisme ?

Mais avant de commencer, il faut préciser ce qu’on entend par « christianisme » dans ce survol. Commme tout historien travaillant sur le christianisme, c’est une question que j’ai dû un jour me poser, ne serait-ce que pour pouvoir délimiter mon champ d’étude.

Devais-je distinguer entre un « vrai » christianisme qui, de conciles en réformes, conduirait aujourd’hui à une forme authentique, reconnaissable par exemple parmi les héritiers de Martin Luther ou dans la com­munion avec Rome ? J’ai rapidement eu le sentiment qu’une telle posture équivaudrait à faire de l’histoire à l’envers, une sorte d’entreprise apologétique qui ne per­mettrait ni de décrire et encore moins de comprendre les évolutions du christianisme au cours des quelque 2 000 ans qui nous séparent du Nazaréen.

Ou bien devais-je poser des critères, liés par exemple aux quatre premiers grands conciles dits œcuméniques des IVe et Ve siècles, comme nous les évoquerons ci-des­sous, et ne considérer comme chrétiens que ceux qui ont une conception de Dieu et du Christ compatible avec les dogmes qui y furent proclamés ? Ici aussi, on arriverait vite à une impasse : d’une part, on exclurait toutes les Églises chrétiennes de toutes les époques, dites « préchalcédonniennes » (dont certaines existent toujours), qui se sont justement définies par leurs désaccords avec le dernier ou les deux derniers conciles œcuméniques. On exclurait aussi certaines formes modernes de christianisme, une partie du protestan­tisme libéral notamment qui, sans forcément rejeter la valeur des décisions conciliaires pour l’époque qui les a formulées, réfléchissent à Dieu et au Christ en d’autres termes et selon d’autres présupposés philosophiques. Quid enfin des deux ou trois siècles antérieurs, où per­sonne ne pensait Dieu exactement selon les termes et les expressions des conciles ? Faudrait-il distinguer entre ceux qui ont préparé l’Église à ces formulations, et ceux qui l’en ont éloignée ? Ou ouvrir des procès en compatibilité dogmatique ?

Il y aurait bien d’autres façons de poser des critères extérieurs. Mais on arrive vite à la constatation qu’en soi, poser un critère fait obstacle à une approche non partisane de l’histoire. Pour y échapper, et pouvoir diminuer le nombre de mes a priori, j’en suis venu à considérer comme chrétien, de façon très pragma­tique, quiconque se dit chrétien ou, vu que les sources sont souvent lacunaires, quiconque donne à Jésus de Nazareth une place prépondérante dans ses croyances religieuses. Il ne s’agit naturellement pas de nier que certaines branches du christianisme ont été déclarées « hérétiques » par d’autres, ou de renoncer à chercher à comprendre les enjeux théologiques et les raisons qui ont fait qu’à une époque donnée certaines idées ou for­mulations se sont imposées, ou ont été rejetées. Le rôle de l’historien est d’étudier, pas de juger.

Il faudrait naturellement plus d’un article pour étoffer cette approche. Mais toute sommaire qu’elle soit, cette précision devrait permettre aux lectrices et lecteurs de mieux appréhender ce survol.

Diversité du christianisme avant Byzance (IIe – IIIe siècle)

Le foisonnement religieux des premiers siècles, sujet traité par Anna Van den Kerchove dans Évangile et liberté en mars 2020, ne saurait être sous-estimé. Autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du christianisme la pensée religieuse est vive et multiforme et donne lieu à de nombreux débats.

Dans le cadre de notre exposition, qui évoquait aussi le dynamisme de la pensée religieuse non chré­tienne, le sujet a pris la forme d’un rappel : au IIe siècle déjà et dans la suite, il existe un grand réseau d’Églises locales ou régionales chrétiennes en communion les unes avec les autres ; elles constituent ensemble la « Grande Église », qui deviendra simplement l’Église. On constate cependant que le christianisme est vivant sous différentes formes aussi bien à l’intérieur de cette Grande Église qu’à l’extérieur.

À l’intérieur, le débat est vif, et pas seulement pour des questions de prééminence. Le spectre des discus­sions, très large, comprend au premier rang la question de la Trinité, notamment entre ceux qui développent une vision modaliste (le Fils n’est qu’une facette de Dieu) ou au contraire adoptianiste (Jésus est un homme adopté et divinisé par Dieu), et ceux qui cherchent une voie médiane. D’autres sujets, comme celui du lien à l’Ancien Testament, notamment autour de Marcion, ou celui de l’œuvre de l’Esprit et de la prophétie, entre autres autour de Montan et de ses prophétesses, mobi­lisent les énergies. Et le débat ne finit pas toujours par l’excommunication des parties : autour de la date de Pâques par exemple, pour retrouver la paix, deux papes acceptent, au IIe siècle, que l’usage oriental basé sur le calendrier juif lunaire et l’usage occidental, basé sur le calendrier solaire, coexistent à l’intérieur de l’Église.

À l’extérieur de celle-ci, on ne trouve pas seule­ment des prédicateurs, évêques ou autres, qui ont été exclus, et souvent continuent le débat en espérant convaincre les évêques de l’intérieur du bien fondé de leurs croyances, aussi en vue de leur rétablissement dans l’Église. On trouve également des judéo-chré­tiens, dont l’origine remonte elle aussi à l’époque des apôtres mais qui ne font pas partie du grand réseau. Cette mouvance n’est du reste ni monolithique ni figée, et c’est, par exemple, auprès des judéo-chrétiens bap­tistes « elkasaïtes » que, pense-t-on, le prophète Mani a développé, au IIIe siècle, une pensée originale, qui se veut chrétienne mais intègre également des éléments tirés du mazdéisme et du bouddhisme.

D’autres courants sont très innovants, tels ceux que les anciens appellent déjà « gnostiques » et qui, dès le IIe siècle, donnent aux évêques bien du fil à retordre. On désigne généralement par ce terme les adeptes de systèmes ésotériques variés, dont certains intègrent Jésus-Christ dans des schémas cosmogoniques com­plexes. Le Christ est alors facilement considéré comme issu du Dieu bon, par opposition au Dieu créateur de la Genèse, le Démiurge, qui est mauvais.

Diversité du christianisme jusqu’à la crise sur les images (IVe – VIIIe siècles)

Dans les premiers siècles de l’Empire byzantin, la pluralité du christianisme continue de se comprendre autant à l’intérieur de l’Église qu’en-dehors de celle-ci. Ce qu’il y a de nouveau cependant, c’est que, malgré l’établissement du christianisme comme religion offi­cielle bénéficiant du soutien de l’État, certains mouve­ments exclus de celle-ci parviennent à s’organiser en Églises et à survivre… parfois jusqu’à aujourd’hui.

À l’intérieur de l’Église, des pensées originales, par­fois surprenantes pour les modernes, se développent, comme en témoigne par exemple la Vision de Doro­théos, un texte à caractère « mystique » composé en Égypte au IVe siècle, dont l’unique témoin conservé se trouve à la Fondation Bodmer.

Mais beaucoup de doctrines nées à l’intérieur de l’Église suscitent des controverses et des réponses éner­giques. La théologie est en plein développement ; des écoles de pensée divergentes bourgeonnent et, parfois aussi, des partis religieux ; les évêques luttent pour défendre ou imposer leur théologie. S’il y a autant de conciles et d’excommunications, au gré des évolutions des rapports de force, c’est bien parce que les débats sont vifs, le plus souvent par amour de la vérité, mais souvent aussi pour le contrôle de l’Église.

Les IVe et Ve siècles sont la période des grands conciles, d’où naissent les grandes branches qui struc­turent aujourd’hui encore le christianisme dit oriental. Si la question de la Trinité est réglée par les deux pre­miers conciles œcuméniques – les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) –, et que, la police aidant, les récalcitrants doivent s’incliner, ce sont les réponses officielles aux questions liées à la nature du Christ qui ne parviennent pas à s’imposer : les formules adoptées aux conciles d’Éphèse en 431 et de Chalcé­doine en 451 n’apportent pas la paix, mais des divisions profondes et durables, malgré les nombreuses tenta­tives de compromis et de conciliations au cours des décennies et siècles suivants. Les descendant de ceux qui n’ont accepté aucun de ces deux conciles, souvent surnommés « Nestoriens », se trouvent de nos jours principalement dans l’Église assyrienne de l’Orient et dans l’Ancienne Église de l’Orient, qui survivent aujourd’hui en Irak et en Inde, mais aussi en Europe, aux États-Unis et en Australasie. Les descendants de ceux qui ne rejettent que le dernier concile sont plus nombreux, et constituent aujourd’hui, par exemple, les Églises coptes, éthiopiennes ou arméniennes.

Les siècles suivants ne sont guère plus paisibles, tant sur le plan politique que religieux. Aux VIIe et VIIIe siècles surtout, l’empire byzantin doit résis­ter aux assauts des Arabes puis se reconstruire après avoir perdu d’immenses territoires. L’empereur Léon III (~680-741) en vient à croire que Dieu ne soutient plus les chrétiens parce qu’ils adorent des images et sont ainsi coupables d’idolâtrie. C’est alors le déclen­chement d’interminables querelles, qui aboutissent, au second concile de Nicée en 787, à la redéfinition de l’« orthodoxie » autour de la vénération des images.

Pour comprendre toute cette époque, il faut se sou­venir que les croyants ne sont pas ouverts à l’idée de pluralité : sur les questions théologiques centrales, il ne peut y avoir, pour eux, qu’une seule façon d’exprimer la Vérité, celle dont ils sont les dépositaires, pensent-ils. Le salut de leur âme en dépend largement, comme le salut des autres croyants. Celui donc, ou celle qui, sur ces points de doctrine considérés comme impor­tants, pense autrement est forcément un instrument du diable et doit être réduit au silence, voire détruit. C’est aussi simple que ça. Mais la réalité humaine est bien plus complexe, et il arrive que les consciences résistent… les mêmes mécanismes qui poussent les autorités à la persécution donnent du courage aux per­sécutés.

Diversité du christianisme après le rétablisse­ment de l’orthodoxie (IXe – XVe siècles)

On pourrait penser que les victoires sur les Arabes en Orient comme en Occident rapprocheraient dura­blement les chrétiens. Ce serait compter sans l’indomp­table énergie de la foi.

Déjà la question des images a créé des disivisions entre les théologiens byzantins d’une part et leurs collègues francs d’autre part, ou encore des Romains qui développent une pensée intermédiaire. D’autres questions s’ajoutent à celle-ci, doublées de nombreux malentendus, jusqu’à ce qu’en 1054 les légats du pape excommunient Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, qui leur rend la pareille. Mais c’est surtout en 1204, lorsque Constantinople est pillée par les soldats de la quatrième croisade, partis de Venise pour reprendre Jérusalem aux musulmans, que la rup­ture entre le catholicisme romain et l’orthodoxie est consommée.

Au-delà des circonstances politiques qui conduisent à cette séparation majeure, celle-ci reflète surtout deux façons différentes d’appréhender la spiritualité dans un cadre chrétien. Il ne s’agit pas seulement d’une ques­tion d’autorité et de formulations dogmatiques, mais aussi d’une relation différente au mystère, à la contem­plation et à la réflexion théologique.

Pour en revenir à Byzance, au sein de l’empire offi­ciellement orthodoxe, les besoins d’appropriations religieuses et d’approfondissements théologiques auraient-ils disparu ? Naturellement pas.

Au IXe siècle, par exemple, les Pauliciens, qui pro­fessent des croyances dualistes anticléricales, antima­riales, antisacramentelles etc. sont assez répandus et sûrs d’eux-mêmes pour ériger un état indépendant en Anatolie, au sein de l’Empire byzantin, et mettre en déroute les troupes de l’empereur en 871. La chute de leur capitale sept ans plus tard ne signifie pas la fin du mouvement, et l’on trouve encore des communautés actives au XIe siècle. Sans compter qu’ils ont inspiré les Bogomiles, actifs jusqu’au XVIe siècle et, selon certains, les Vaudois, et ceux que l’on appelle Cathares.

Pour prendre un exemple dans la dernière période byzantine, mentionnons Grégoire Palamas (1296-1359), qui professe la doctrine de l’hésychasme, selon laquelle une âme peut trouver la paix par une véritable union avec Dieu. L’expérience mystique par excellence des hésychastes est la contemplation de la lumière incréée de Dieu. Vers 1296, Palamas entre en conflit avec Barlaam, un moine byzantin d’origine italienne et de sensibilité plus humaniste, qui enseigne que Dieu est véritablement inconnaissable et que les humains ne peuvent que faire l’expérience de lumières créées par Lui. Les esprits s’enflamment et, dans un contexte de guerre civile, la dispute théologique prend aussi une dimension politique. Après plusieurs rebondissements, elle se conclut par la condamnation des opposants à l’hésychasme lors du concile de 1351.

Puisque j’ai mentionné ci-dessus les Cathares, disons quelques mots de ces communautés qui illustrent aussi la pluralité religieuse en Europe occi­dentale. Celles-ci apparaissent au début du XIe siècle et se répandent notamment dans le Midi de la France. Aussi bien leur organisation, en Églises indépendantes, que leurs croyances – la réincarnation et le végétarisme par exemple, ainsi que leur rejet de l’Enfer, de l’Incar­nation, du culte des saints, du sacrement du mariage etc. – les démarquent fortement de l’Église catholique. Celle-ci s’inquiète de leurs succès, envoie en vain des prédicateurs dans leurs zones d’influence, et finit par lancer contre eux une croisade d’extermination aussi efficace que violente, qui dure de 1209 à 1229 ; l’his­toire en retient d’innombrables bûchers et la cruauté des inquisiteurs.

Après Byzance (depuis le XVe siècle)

L’exposition de Genève ne s’arrêtait pas à la chute de Constantinople en 1453. Les discussions entre les réformés du XVIIe siècle et Cyril Lucaris, patriarche de Constantinople, qui signe en 1631 une profession de foi regardée comme calviniste, ont aussi été l’objet d’une belle vitrine conçue par André-Louis Rey.

La division traditionnelle du christianisme en trois grandes familles cache mal l’incroyable diversité confessionnelle et organisationnelle qui structure les quelque 2,4 milliards de chrétiens d’aujourd’hui.

Il n’est pas besoin de rappeler en détail dans ce journal la pluralité du protestantisme, dès le départ scindé entre luthériens, réformés et divers mouve­ments « radicaux », qui n’a depuis lors eu de cesse de se diversifier : bien malin qui pourrait aujourd’hui dire combien d’Églises ou de mouvements autonomes remontent, directement ou indirectement, à Luther.

Illustrons quand même ce foisonnement, en évo­quant les fondateurs de quelques Églises et mouvances fortes actuellement de millions de membres : par exemple au XVIIe siècle, John Smyth (env. 1570-1612) en Angleterre et en Hollande, puis Roger Williams (env. 1603-1683) aux États-Unis, qui fondèrent le mouvement baptiste ; ou au XVIIIe siècle, John Wesley (1703-1791), qui sillonna l’Angleterre et l’Irlande et fut à l’origine du mouvement méthodiste. L’enracinement de la liberté de religion et de conscience dans la Constitution améri­caine de 1787 et la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne fit qu’accélérer le mou­vement, et permit également la naissance de branches plus « exotiques » du christianisme contemporain. À nouveau, contentons-nous d’évoquer quelques noms, comme celui de Joseph Smith (1805-1844) qui, dans les années 1820, eut des visions qui l’amenèrent à publier Le livre de Mormon et à fonder l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ; ou William Miller (1782- 1849) qui, avec des milliers de sympathisants attendit en vain le retour du Christ le 22 octobre 1844, et qui est indirectement à l’origine des mouvements adventistes et des Témoins de Jéhovah. Mais à côté de quelques dizaines de grandes Églises, il y a aussi une infinité de petites Églises évangéliques, parfois riches de quelques centaines d’adhérents seulement ; un site comme celui du Musée virtuel du protestantisme n’en dénombre pas moins de 1850 en France aujourd’hui.

Quant au protestantisme plus traditionnel, le fait qu’Évangile et liberté soit « le mensuel protestant des théologies libérales » renvoie non seulement aux grands débats intra-protestants du XXe siècle, mais aussi à l’existence d’autres courants théologiques très vivants sans oublier de mentionner ici Charles Hartshorne et John Cobb, dont la théologie du Process, qui se déve­loppe surtout dans le monde protestant, constitue, elle aussi, un chapitre dans le grand livre de la diversité chrétienne.

Le christianisme orthodoxe est organisé en Églises territoriales, qui essaiment souvent dans des pays non traditionnellement orthodoxes, et qui ne se recon­naissent pas toujours entre elles. On compte, à côté d’une quinzaine d’Églises autocéphales, toute une série d’Églises autonomes, ainsi que des églises indépen­dantes souvent considérées comme « schismatiques ».

Quant au catholicisme romain, il serait naïf de penser que c’est une mouvance homogène, voire monolithique, malgré la force et la stabilité de son organisation. Elle aussi est traversée par des courants divers, parfois opposés, et souvent eux aussi très dyna­miques, par exemple parmi les nouveaux mouvements ecclésiaux ou les communautés issues du renouveau charismatique.

Les événements de ces dix dernières années au Moyen-Orient ont tragiquement mis en lumière l’exis­tence réelle mais tellement difficile des Églises dites préchalcédonniennes évoquées ci-dessus. Et à nouveau, il ne s’agit pas d’une famille homogène, mais d’une constellation d’Églises très anciennes, qui ont souvent été, au cours de l’histoire, en conflit les unes avec les autres.

Rappelons enfin l’existence d’autres groupes, sou­vent petits et parfois récents, qui échappent aux clas­sifications traditionnelles. On peut mentionner toutes les formes plus ou moins revivalistes de judéo-chris­tianisme qui se développent au XXe siècle, ou de ces Églises qui se forment plus ou moins spontanément en Afrique postcoloniale ou ailleurs, et qui sont étu­diées dans le monde académique sous l’appellation de « World Christianity » Sans parler de tous ceux dont on ne connaîtra jamais le nom, mais qui ont un jour été touchés par le Christ, dans leur existence, et ont décidé d’accorder leur vie à ce qu’ils croient que l’Esprit leur demande.

Irréductiblement pluriel

Achevons ce survol avec quelques réflexions plus personnelles, loin de l’exposition de Genève.

Tout d’abord, comme nous l’avons vu, la diversité du christianisme, passée et présente, est un fait. Et, comme on le sait, il ne s’agit pas seulement de différences orga­nisationnelles ou géographiques. Les membres des différents courants ne comprennent pas Dieu et ne pratiquent pas leur religion de la même manière. Ils ont aussi une histoire et des références très différentes. Et point n’est besoin d’être grand prophète pour affir­mer que, dans notre monde éclaté, plus forte que les idéologies, cette diversité n’est pas près de se résorber.

L’observateur que je suis s’interroge : quelle est l’ori­gine de cette irréductible diversité, qui ne fait que s’ac­croître alors que beaucoup la combattent ? Comment peut-on en rendre compte ?

Au cours de l’histoire, les autorités religieuses ont généralement répondu que, derrière cet apparent chaos, il faut voir l’œuvre du diable, qui instille les mille formes de l’erreur là où la vérité devrait être une. Les Églises dominantes, faisant une lecture institutionna­lisante des passages bibliques parlant d’unité, comme Jean 17,20-24, ont mobilisé beaucoup d’énergie au ser­vice d’une unité confessionnelle sous leur credo… et parfois avec beaucoup de soldats aussi.

Pourtant, le christianisme est pluriel avant même que les conciles ne fixent des normes et ne produisent des excommunications. Sans entrer dans les détails, on trouve cette diversité dans les évangiles et c’est elle qui leur donne leur saveur propre. Mais c’est aussi elle qui s’affiche au grand jour dans la dispute de Pierre et de Paul, racontée dans Galates 2. Et c’est d’elle encore que l’Assemblée de Jérusalem, considérée parfois comme le premier concile, prend acte… et qu’elle entérine ; car, si on interprète correctement le récit d’Actes 15, les déci­sions qui sont prises mettent fin à la dispute autour de la circoncision, en élargissant le cercle et en faisant une pleine place aux croyants d’origine non juive ; dans les faits, ce sont deux formes de christianisme différentes qui sont alors « officialisées » !

Or, cette diversité pre­mière explique aussi en grande partie la diversité actuelle. Comme me le disait en substance un ami pasteur en Allemagne, « la pluralité du christianisme dans l’histoire prend sa source dans la diversité théologique du Nouveau Testament ». Il est difficile de ne pas lui donner raison. Et même si cette affirmation ne sera pas développée ici, comment ne pas noter que c’est la richesse des textes et leurs contrastes parfois frappants qui nourrissent à l’infini, et dans des sens souvent opposés, les réflexions des dif­férentes formes de christianisme à travers l’histoire ?

Somme toute, ce christianisme, qui a toujours été pluriel envers et contre tout, n’invite-t-il pas à repenser l’histoire de l’Église et à revisiter certaines croyances ? Car, au-delà des questions de la vérité et de l’ignorance, et sans chercher à mettre toutes les doctrines sur le même plan – que dire des théologies raciales et racistes qui ont justifié l’esclavage ou soutenu Adolf Hitler ? – cette diversité ne pourrait-elle pas être perçue, et pen­sée, aussi comme une richesse ? Voire comme une clef pour approcher le monde du divin ?

Certains croyants pourraient se sentir désorientés. « Où est alors la vérité ? », demanderont ils ; voire : « Que fait la Providence ? » On connaît bien la méta­phore de l’éléphant pour illustrer comment des mal voyants peuvent décrire l’animal de façon fort diverse. Proposons plutôt celle de la montagne : si je regarde le Mont-Blanc le matin depuis Genève, à midi depuis Chamonix ou en fin de journée depuis le Val d’Aoste, j’aurai toujours le Mont-Blanc devant les yeux, et le reconnaîtrai certainement, mais je ne verrai pas la même chose, et n’en aurai pas la même perception.

En matière de religion, il n’est naturellement pas aussi facile de changer de lieu pour enrichir le regard. Mais il n’est pas non plus impossible d’élargir son cercle à d’autres formes de pensées, du moins intellectuelle­ment, avec un esprit à la fois ouvert et critique, et d’en découvrir ainsi la richesse.

Pour compléter l’image j’ajouterai qu’il est difficile de cheminer sur plusieurs chemins à la fois, surtout quand sa propre route offre des perspectives magni­fiques sur la montagne, qui se renouvellent à chaque pas. Savoir que d’autres routes convergent vers le même point modifie certes la façon de comprendre la nôtre, mais certainement pas sa beauté ni sa profondeur, et devrait surtout nous encourager à mieux la connaître et mieux l’aimer. Finalement, ce christianisme irrémédiablement dynamique et plu­riel ne reflète-t-il pas aussi, tout sim­plement, le foison­nement créatif de la vie ? À l’image du Dieu créateur…

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot  » Une diversité historique qui nous interroge « 

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À propos Patrick Andrist

est chercheur à la faculté de théologie protestante de l’université Ludwig-Maximilian de Munich et privat-docent à la faculté des lettres de l’université de Fribourg. Ses deux domaines de recherche sont les manuscrits anciens, en particulier les Bibles, et la polémique religieuse dans l’Antiquité.

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    « Qu’est ce que la Vérité? » demande Pilate à Jésus.
    Jésus ne répond pas. Pourquoi?
    Chacun est libre de son explication. La mienne c’est que la Vérité se recherche, mais on ne l’atteint jamais. Celui qui dit la détenir n’est qu’un imposteur et soumis à son désir de pouvoir personnel qui est d’abord spirituel avant de devenir temporel. l’article montre bien que ce désir est capable de mener à toutes les horreurs.
    En fait le christianisme n’est qu’une forme de pensée qui permet de chercher la Vérité à travers les textes de l’évangile qui présentent les paroles de Jésus sous forme de paraboles, c’est à dire des textes qui font appel à notre façon de penser le monde et notre vie pour en retirer l’essentiel. Ces textes qui sont la continuité de l’ancien testament affirment une valeur jusqu’alors peu mis en lumière : L’Amour.
    Chercher la Vérité par l’amour de Dieu et de l’Autre. Voilà peut être, pour résumer, ce qu’est le christianisme

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