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Liberté de conscience et religions

Pierre-Olivier Léchot : Dominique Avon, vous êtes l’auteur, aux Presses Universitaires de Rennes, d’une monumentale histoire de la liberté de conscience. Quelles ont été vos motivations, disons historiques et « actuelles » pour vous lancer dans une telle entreprise ?

Dominique Avon: L’intérêt spécifique pour la notion de « liberté de conscience » et ses traductions dans différentes langues est venu lors d’une expérience professionnelle, au Liban, au milieu des années 2000. Le fil que j’ai tiré m’a conduit à découvrir que le texte manuscrit, en français, de la Constitution libanaise de 1926 contenait l’expression de « liberté de conscience » mais que dans la version officielle, en arabe, l’expression était la « liberté (de doctrine) religieuse » ce qui empêchait tout Libanais d’être reconnu comme citoyen en dehors d’une des communautés insituées. Or, une vingtaine d’années plus tard, au sein du comité de rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH), c’est un philosophe libanais, Charles Malik (1906-1987), qui insista pour que la « liberté de conscience » apparaisse à côté de la « liberté religieuse » dans l’article 18.

P.-O. L : Sans résumer votre livre, pourriez-vous nous dire où, quand et dans quelles circonstances on peut considérer qu’est apparue la liberté de conscience au sens où nous l’entendons actuellement ?

D.A.: L’expression apparaît en contexte européen majoritairement chrétien, au XVIè siècle, par exemple sous la plume de Luther (« Gewissensfreiheit »). Elle signifie alors une liberté religieuse assimilée à une liberté de culte qui est réservée à certains groupes et non reconnue à d’autres. Elle est assez largement uti- lisée au XVIIIè siècle, en milieu anglo-saxon, toujours selon cette même acception. John Locke (1632-1704), par exemple, est prêt à accorder des droits identiques à de nombreux groupes, mais il exclut de ce cadre les « papistes » (i.e. les catholiques) et les athées. Le changement intervient dans la première moitié du xviiie siècle, porté par le travail convergent de philosophes et de juristes continentaux, qui développent

une anthropologie universaliste avec des droits associés : Jean Barbeyrac, Christian Wolf, Jean-Jacques Bur- lamaqui (Principes de Droit naturel, 1747) ou Emer de Vattel (Droit des gens ou principes de la loi naturelle, 1758). L’un des plus importants contributeurs de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est Louis de Jaucourt qui rédige de nombreux articles, parmi lesquels ceux qui concernent la conscience, la démocratie, l’esclavage dans lesquels il reprend les éléments de définition de Barbeyrac.

P.-O. L. : Vous expliquez, dans votre introduction, qu’il existe une différence entre tolérance, liberté reli- gieuse et liberté de conscience. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette distinction et ses enjeux ?

  1. A. : Selon le sens fixé dans la première moitié du XVIIIè siècle, qui continue à prévaloir aujourd’hui dans les décisions qui guident les législateurs ou les juges utilisant cette notion, la liberté de conscience signifie le droit public de croire ou de ne pas croire, de changer de religion ou de conviction. Cette liberté ne s’exerce plus dans le cadre d’une religion donnée, mais indépendamment de toute foi, de toute règle religieuse. C’est un droit individuel et non collectif. Juridiquement, il est garanti par un État dans lequel les citoyens ont la possibilité de faire ou de défaire à leur guise différents types de liens qui les unissent à leurs concitoyens. La liberté religieuse est un droit individuel et collectif (on ne fait pas « religion » tout seul) ; le postulat associé est que toute personne est a priori « croyante ». D’où la difficulté qu’ont eue, par exemple, les athées à obtenir une reconnaissance en tant que tels, aux États-Unis : long- temps, les responsables politiques ont considéré que la tolérance dont ils bénéficiaient devait leur suffire.

P.-O. L. : Au lieu de suivre un fil exactement chronologique, votre ouvrage s’ouvre par la période qui voit les Nations-Unies élaborer la fameuse Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH). Pourquoi ce choix ?

  1. A. : La notion de liberté de conscience se diffuse largement à partir de la seconde moitié du XVIIIè siècle et tout au long du XIXè siècle, par voie de traductions (en russe, en arabe etc.). Elle relève de ces droits qui font l’objet d’une véritable attraction par différentes populations du monde, avant et pendant la colonisation européenne. Un coup d’arrêt est cependant perceptible lors de la Première Guerre mondiale. La confiance dans un progrès continu des sociétés humaines est remise en question par l’affrontement des plus grandes puissances du moment, et de leurs alliés. Les régimes autoritaires et totalitaires qui se développent dans les années 1920 et 1930 sont une conséquence de cette crise de confiance. En 1945, après l’effondrement du nazisme, une nouvelle fenêtre s’ouvre pour la recon- naissance de l’importance des principes libéraux qui fondent les démocraties européennes continentales et anglo-saxonnes. La Déclaration universelle des droits de l’homme est rédigée dans ce contexte. Parmi les rédacteurs, le Libanais Charles Malik et le Français René Cassin (1887-1976) parviennent à convaincre Eleanor Roosevelt, qui préside le comité de rédaction, de l’importance de cette notion et de son explicitation. Au sein de l’Assemblée générale des Nations-Unies, des voix s’élèvent pour s’y opposer, elles émanent de représentants d’États à référence musulmane comme l’Égypte, le Pakistan et, surtout, de l’Arabie saoudite. Néanmoins, le texte est adopté en décembre 1948 sans aucun vote négatif.

P.-O. L. : On entend beaucoup dire aujourd’hui que la liberté de conscience est une invention « européenne » et qu’à ce titre, ce concept n’aurait pas à s’appliquer à des cultures qui ne le connaissent pas ou n’en ont pas la même définition. Qu’en pensez-vous ?

  1. A. : Les faits sont têtus, la notion et le droit de « liberté de conscience » n’ont pas d’abord été formu- lés en Asie du Sud-Est, en Afrique subsaharienne ou sur les contreforts de la cordillère des Andes. Est-ce à dire qu’un Cambodgien, un Malien ou un Chilien ne pour- raient pas en bénéficier ? L’argument culturaliste est mis en avant depuis les années 1980 : aucun droit n’est universel, c’est une construction post-coloniale produite par des Européens ou des Nord-Américains en mal de domination ; face à eux, il faut faire valoir des « droits asiatiques » (promus en particulier par la République populaire de Chine), des « droits islamiques » (pro- mus par l’Organisation de la Coopération Islamique [OCI], fondée par l’Arabie saoudite) etc. Le présupposé est qu’il existerait des cultures « pures », dégagées de toute histoire, de toute forme d’hybridation, ce qui n’a jamais été le cas. Ce mythe sert, en fait, des systèmes d’autorité, politiques et religieux, qui se sont renforcés en se présentant comme des remparts contre ce qu’ils conçoivent comme de nouvelles formes de la domina- tion ouest-européenne ou états-unienne, ignorant les aspirations d’une partie de leurs populations. Dans le monde arabe majoritairement musulman, le seul État ayant reconnu la « liberté de conscience » comme un droit constitutionnel, c’est la Tunisie en janvier 2014, au terme d’un bras de fer qui a duré des mois.

P.-O. L. : Votre dernier chapitre s’intitule « dissolution de la conscience en modernité flottante ». Qu’entendez- vous par là ?

D.A.: L’humanité traverse une phase de trouble profond, comme il y en a eu par le passé. Nombre d’Eu- ropéens, qui bénéficient d’un cadre politique et juridique centré sur l’être humain – ce qui est la marque de la « modernité » – ne prennent pas la mesure du « jardin » dans lequel ils vivent, principalement pour deux raisons: les conflits qui traversent d’autres régions du monde ne les touchent qu’indirectement ; la perte relative de puissance (économique, financière, scientifique, technique, diplomatique, militaire…) de leurs États n’est perçue que par à-coup. Ils ne mesurent ni la fragilité de l’édifice sur lequel leurs droits sont établis, ni la force de ceux qui les contestent, à l’intérieur comme à l’extérieur.

P.-O. L. : Pensez-vous donc qu’après avoir été valorisée, la liberté de conscience est aujourd’hui menacée ?

D.A.: Le droit de liberté de conscience est déterminé par une anthropologie particulière. Celle-ci est suffisamment souple pour avoir suscité l’adhésion d’hommes et de femmes issus des sociétés du monde entier, en particulier entre la fin des années 1940 et la fin des années 1960. Au sein du comité de rédaction de la DUDH, le philosophe et dramaturge Peng-Chun Chang (1892-1957), qui s’oppose à l’insertion dans le texte de références explicites à « Dieu » ou au « Créateur » au motif qu’elles ne parlent pas à l’ensemble de l’humanité, fait valoir à l’inverse des résonances communes entre des penseurs chinois et des philosophes européens du XVIIIèsiècle. Ce plus petit dénominateur commun, établi sur la reconnaissance d’une com- mune humanité, est précisément contesté de plusieurs manières. En voici deux : le processus d’ethnicisation de populations qui lie une personne de sa naissance à sa mort à une communauté qu’elle n’a pas choisie ; le processus de matérialisation de l’être humain (pourquoi s’acharner à accorder une liberté à des connexions électriques et à des processus chimiques, au cœur d’un peu de matière et de quelques dizaines de litres d’eau ?).

P.-O. L. : Comment voyez-vous l’avenir des religions et leurs interactions dans le monde qui s’annonce, en particulier du point de vue de la question de la liberté de conscience ?

  1. A. : La notion de liberté de conscience, acclimatée pendant plusieurs siècles en contexte majoritairement chrétien, a suscité des réactions à la fois contradictoires ou ambivalentes en fonction des lieux et des personnes : dans l’Écosse marquée par le protestantisme, la dernière exécution pour blasphème a lieu en 1697 ; dans la France marquée par le catholicisme, elle a lieu en 1766. Dans les deux cas, les motivations religieuses étaient traversées par d’autres éléments, mais il n’en reste pas moins que pour ces protestants comme pour ces catholiques, la loi devait protéger un « sacré » contre toute atteinte humaine. Le cas du blasphème est, entendons- nous bien, une forme particulière et marginale de la déclinaison de la liberté de conscience. Aujourd’hui, sauf exception, les responsables protestants comme catholiques n’envisagent plus de dénoncer la liberté de conscience, ils la défendent et la promeuvent comme un bien.

Cette position est moins évidente pour certaines autorités orthodoxes. L’actuel patriarche de Moscou conteste la liberté de conscience, dont l’histoire est particulière en Russie puisqu’elle a été identifiée, pendant des décennies, à une liberté de propagande antireligieuse. En Israël, ce droit existe, mais si un citoyen israélien et de nationalité (le’um) juive peut tout à fait être athée, il perd sa judéité (i.e. son lien avec le « peuple » juif) en changeant de religion. En Inde, l’ethnicisation de l’hindouisme se développe de différentes manières, par exemple en procédant à des cérémonies de réhindouisation de musulmans et de chrétiens, au motif que leurs ancêtres auraient été convertis de force ou du fait de leur ignorance. En Birmanie, des musulmans qui relèvent de groupes identifiés sont persécutés au nom d’une conception intransigeante du bouddhisme. Des conflits (dont on parle peu) opposent bouddhistes et musulmans au Tibet. Les autorités religieuses musulmanes, lorsqu’elles sont associées à un État où l’islam est une référence constitutionnelle, refusent quant à elles de reconnaître aux musulmans le droit de changer de religion ou de ne pas en avoir, elles se contentent de le tolérer lorsqu’elles ne peuvent pas faire autrement. Et, dans le code pénal unifié de la Ligue des États arabes (qui n’est pas appliqué en tant que tel, tout en ayant été adopté de manière unanime en 1996), les ministres de la Justice ont précisé à la fois que le blasphème et l’apostasie avaient partie liée et que la peine de mort devait s’appliquer aux apostats issus de l’islam. Quant au régime communiste chinois, athée, il contrôle, limite l’expression ou persécute les croyants de différentes confessions en fonction de son agenda, de ses intérêts et de ses moyens. Ces exemples, saisis au fil de situa- tions contemporaines, visent à faire comprendre com- bien l’universalité de ce droit est contestée.

 

Propos recueillis par Pierre-Olivier Léchot

À lire les articles de Pierre-Olivier Léchot « La liberté de conscience »   et Yadh Ben Achour « Unissons-nous pour la liberté de conscience, contre le meurtre de l’esprit ! »

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À propos Dominique Avon

est Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (section des sciences religieuses).

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