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« Unissons-nous pour la liberté de conscience, contre le meurtre de l’esprit ! »

 

Liberté de conscience : droit ou liberté ?

Une notion et un droit : c’est à partir de cette dichotomie que Dominique Avon examine le problème de la liberté de conscience. Son premier mérite est d’avoir débroussaillé, dès l’introduction de son ouvrage, le terrain des définitions, pour éviter les confusions entre la liberté de conscience et sa famille élargie. Cette famille englobe la liberté de pensée, la liberté de croire, la liberté de religion, la tolérance. La notion présuppose, nous prévient l’auteur, « l’unicité d’un “sujet pensant”, l’existence d’un lieu en lui-même où prennent naissance son geste et sa parole, la capacité de sa volonté, le choix de l’établissement ou de la révocation de relations avec les autres humains, la potentialité de la contestation du représentant d’un pouvoir au sein d’un groupe identifié. » Mais est-elle un droit ou une liberté ?

Sa substance correspond à une liberté : celle de penser librement, c’est-à-dire non pas conformément à des canons de pensée préexistants, déjà là, mais selon les exigences de sa propre conscience. Pour cette raison, elle présuppose l’existence et l’unicité du sujet comme l’affirme l’auteur. Cependant, cette conscience, toujours subjective et individuelle à sa source, devient une force de rupture, par sa diffusion. Dans sa subjectivité pure, son intériorité personnelle, elle ne gênerait personne. C’est précisément, à cause de son potentiel déstabilisateur d’objectivation, qu’elle est combattue et réprimée, au nom de tous les ordres possibles.

Sa forme correspond à un droit, ce qui veut dire un moyen, une procédure ou une ressource qui en per- mette la revendication, face au monde extérieur qui lui fait face. Il est donc tout à fait légitime de parler du droit à la liberté de conscience, c’est-à-dire des moyens d’obtenir cette liberté de conscience. Un droit se situe dans une relation, d’après l’auteur un « rapport triangulaire entre un sujet individuel, une autorité politique et une autorité religieuse ». À ce rapport, nous pouvons cependant ajouter un autre facteur déterminant, celui de l’opinion commune majoritaire. En fait, le premier négateur de la liberté de conscience est le groupe lui-même, dans sa masse. Cette dernière, malgré sa dépendance ou même sa manipulation par les autorités politiques et/ou religieuses dispose d’une puissance autonome assez considérable pour pouvoir se dresser, la première, contre la liberté de conscience et l’empêcher. Souvent, les autorités civiles, y compris les juges, ainsi que les gestionnaires du sacré ne font que suivre l’opinion générale. Rarement, ils agissent autrement. Le premier effort démocratique ne consiste pas exclusivement à relâcher la tension que le pouvoir exerce sur la société, mais à distendre les mailles du filet par les- quelles cette dernière enchaîne ses propres membres. Il fallait donc, pour reprendre l’auteur, admettre la « révocation de relations avec les autres humains ». C’est loin d’être compris et admis et c’est là que gît le cœur de la liberté de conscience.

Une recherche conduite autour de trois principes

[L]e livre se structure autour de trois principes : Le premier est de mener [l]a réflexion à travers l’examen des idées, des faits sociaux et politiques, et des institutions. [Ce] livre ne se limite pas à une histoire étroite de la liberté de conscience. Il la situe dans ses contextes. Ce qui donne [au] livre le souffle d’une histoire générale du monde. […]

Le deuxième est d’avoir adopté une vue compréhensive des religions et des idéologies, sans hiérarchie, ni nature particulière, ni privilège de certaines religions au détriment des autres. « Grandes religions », « religions révélées », « religions traditionnelles », « religions célestes », « religions du Livre », « sectes », « polythéismes », « paganisme » « religions mytho- logiques » disparaissent de notre champ de vision. L’après-monde rattache toutes ces religions les unes aux autres et les privilèges ne sont que le produit des constructions de l’altérité produites, de l’intérieur, par les religions elles-mêmes. Cette règle est applicable à toutes les idéologies. Toutes, de manière égale, sont vouées aux contradictions, à la régression, à l’échec et même à la faillite. Les idéologies moralement les plus exaltantes, voire les utopies, peuvent se retourner contre elles-mêmes. Dans ce domaine nul n’a le mono- pole de l’innocence. Il est pour le moins étonnant de constater que les Lumières visant à l’émancipation de l’homme par la raison puissent, comme l’a vu Hannah Arendt, aboutir à la fin des droits de l’Homme et à « l’imposition du mythe, de la barbarie et de la haine », ou que le communisme, terre promise des damnés, puisse lamentablement s’embourber dans la cruauté et dans la négation pure de l’espérance. Il n’est pas moins étonnant de voir Léo Strauss procéder à la critique des Lumières modernes produisant le nihilisme, le relativisme et l’historicisme en revenant, comme l’affirme Makram Abbès, aux Lumières médiévales, qui offrent, pour garantir le vivre ensemble, « un discours stable et fondateur qui tienne compte des permanences transcendant les temps et les âges », sans succomber à l’arrogance de la raison.

Le troisième, le plus important, est la perspective historique chronologique, accompagnée cependant d’une analyse juridique, en particulier dans la première partie consacrée à l’article 18 de la Déclaration univer- selle des droits de l’Homme, dans la cinquième, sur les luttes pour l’imprescriptibilité et dans la sixième intitulée « La conscience en doute, sa liberté en question ». Dans cet ouvrage, nous remontons le temps, à partir d’un port d’attache, en fait notre point d’arrivée, celui de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, objet de la première partie. Dans cette partie, notre auteur s’arrête brillamment sur une exégèse historique subtile et détaillée (chap.1), suivie d’un véritable tour du monde sur les heurs mais la liberté de conscience à l’intérieur des États, y com- pris les États libéraux, et dans les conflits idéologiques et étatiques internationaux (chap.2), pour se focaliser enfin sur les fondements de la Liberté de conscience en « milieux séculier et confessant ». Ce dernier chapitre nous offre une vue panoramique, extrêmement fouillée, des débats philosophiques, des ruptures et des crises à la fois autour de la liberté et de la conscience [avec en ligne d’horizon, cette citation de Nicolas Berdiaev] : « L’élément divin de la personne humaine, ce sont sa liberté et son indépendance à l’égard du monde objectif ». J’en ai retenu cette phrase de Camille Chamoun peignant le Liban comme « le pays de la liberté, liberté de pensée, liberté d’expression, liberté de conscience [urriyya al-amîr], liberté de l’activité économique ». Je l’ai retenue parce que, dans sa version arabe, elle est parvenue au centre des querelles les plus dangereuses en Tunisie, pour finir par une victoire constitution- nelle, contre les partisans de la religion civile. Hélas, le monde musulman se trouve être aujourd’hui majoritairement victime de cette religion civile avec laquelle il tarde à rompre, comme le montrent les exemples pakistanais, afghan, saoudien, iranien, soudanais, yéménite, mais également turc et libanais. La pire des erreurs consiste à confondre la religion civile et l’État civil, comme certains intégrismes se plaisent à le faire. Cette confusion aboutit à des difformités comme dans le cas de celui qui ose dire : « qui commet l’apostasie a adopté une position belliqueuse à l’égard de la Communauté musulmane… Tuer cette personne belliqueuse est toujours légitime. Pour le bien commun, une telle peine est nécessaire…». Alors, apostats de tous les continents unissez-vous ! Unissons-nous pour la liberté de conscience, contre le meurtre de l’esprit !

À lire les articles de Pierre-Olivier Léchot « La liberté de conscience »   et Dominique Avon « Liberté de conscience et religieux » 

 

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À propos Yadh Ben Achour

Né en Tunisie, Yadh Ben Achour 5 est juriste. Dans son enseignement, il s’est spécialisé en droit public interne et international et dans la théorie politique islamique. Il est actuellement membre du comité des droits de l’homme des Nations unies. Il tiendra une chaire annuelle au Collège de France.

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