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Sécularisme et tensions politiques en Inde

 

propos recueillis par Adrien Bridel

Adrien Bridel : En quoi la vision politique portée par le Premier ministre indien actuel, M. Modi, et son parti le Bharatiya Janata Party (BJP), celle d’une Inde prioritairement hindoue, se place-t-elle en opposition avec la réalité socioreligieuse de l’Inde contemporaine ?

Charlotte Thomas : Le nationalisme du BJP est articulé autour d’un concept appellé l’hindutva que l’on peut traduire par « hindouité ». Cette notion a été codifiée comme telle entre la fin du XIXE et le début du XXE siècle, ceci en réaction à deux phénomènes : d’une part les mouvements de réforme émergeant à l’intérieur de l’islam à la chute de l’Empire ottoman et d’autre part le positionnement des hindous par rapport à l’Empire britannique. Codifier une identité conquérante, valeureuse et glorieuse permettait de développer des armes contre le colon. Cette idéologie considère que seuls les hindous sont considérés comme des citoyens légitimes parce que ce sont les seuls à être nés sur la « terre mère » indienne. Une telle considération est effectivement en contradiction avec la réalité sociologique et démographique du pays, mais aussi avec l’histoire de l’Inde puisque le christianisme et l’islam sont tous deux implantés depuis très longtemps en Inde : dès 52 après J.-C. pour le premier et à partir du VIIIe siècle pour le second. Mais cela est surtout en contradiction avec les valeurs sur lesquelles a été fondée l’Inde indépendante contemporaine. À l’indépendance en 1947, le choix a été fait de définir une citoyenneté non adossée à un critère religieux, notamment pour se démarquer de la création de la République islamique du Pakistan qui, elle, était fondée sur une religion. Ces orientations sont inscrites dans la Constitution indienne.

A.B. : En quoi la situation actuelle du Jammu-et-Cachemire reflète-t-elle les enjeux interreligieux qui agitent l’Inde depuis son indépendance, ou du moins depuis l’ascension politique du BJP ?

 C.T. : D’un côté c’est une métonymie de la situation actuelle, c’est-à-dire un gouvernement BJP face à une minorité musulmane. Mais d’un autre côté le cas du Jammu-et-Cachemire ne peut pas du tout être appliqué à la situation des musulmans du reste de l’Inde parce que depuis les années 1930, il y a des mouvements d’indépendance au sein du Cachemire. La culture y est différente, l’islam n’y est pas le même, c’est vraiment un territoire singulier. Ce que l’on a tendance à oublier, c’est qu’en 1947, il y a eu certes un conflit transfrontalier entre l’Inde et le Pakistan mais il y avait aussi un autre conflit, celui de la demande d’indépendance du peuple cachemiri qui pendant quelques mois a été indépendant de fait. Mais les revendications avec les musulmans non-cachemiris divergent : dans le reste de l’Inde, ce que demandent les musulmans est une reconnaissance de leurs droits politiques et leur intégration à la nation indienne. Ce qui est plus nuancé du côté des Cachemiris. En revanche, là où se trouvent des parallèles, c’est dans la suppression du statut exceptionnel du Jammu-et-Cachemire. J’ai fait ma thèse sur les pogroms antimusulmans au Gurajat en 2002, pogroms qui ont fait 2 000 morts musulmans et 150 000 déplacés internes qui aujourd’hui sont toujours pour certains dans des « relief colonies » sans reconnaissance de l’État. Ces violences ont contraint les minorités musulmanes à se regrouper et à restreindre ainsi leur présence dans l’espace social et politique. À cet égard c’est semblable à ce qui se passe au Cachemire, il y a une volonté d’acculturation et d’intégration, c’est ce vers quoi l’on tend dans le reste de l’Inde.

A.B. : Le Premier ministre Narendra Modi a débuté son activité politique au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) groupe nationaliste hindou, tristement célèbre pour avoir compté un temps dans ses rangs Nathuram Godse, l’assassin de Gandhi. Peut-on dire qu’il incarne une généalogie politique en rupture avec celle séculariste incarnée par Jawaharlal Nehru ?

C.T. : Le sécularisme, c’est l’égale bienveillance à l’égard de toute religion. Cela dit, il faut prendre garde au terme de « rupture » : ce terme laisse croire que d’un seul coup, il se passe une chose à laquelle on ne s’attendait pas. Le BJP avait auparavant un autre nom. Le Bharatiya Jana Sangh son ancêtre, lui, existe depuis les années 1950. Le RSS est la matrice de ces mouvements, il a été fondé en 1920 sur le modèle des phalanges fascistes. Il y a une trajectoire et non pas une rupture. Le parti du Congrès a aussi participé à cette tendance à la communautarisation de la société. Mais aujourd’hui cela prend effectivement une autre ampleur. Mais cela concerne aussi les forces progressistes dans des mesures inédites : les intellectuels attaqués sur les campus par des syndicats d’étudiants affiliés au BJP et l’explosion du nombre de journalistes assassinés en pleine rue. Les groupes religieux en Inde sont régis par leur propre loi personnelle, notamment les musulmans par l’entremise de la Muslim Personal Board. L’un des enjeux des nationalistes hindous est d’imposer un code civil uniforme.

 

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À propos Charlotte Thomas

est diplômée de Sciences Po Toulouse et titulaire d’un doctorat en science politique de Sciences Po Paris. Elle étudie les mobilisations politiques de la minorité musulmane indienne. Parallèlement à ses recherches doctorales et postdoctorales, Charlotte Thomas a enseigné à Sciences Po Lille et à l’Ecole doctorale de Sciences Po Paris, ainsi que sur les campus du Havre et de Reims.

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