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Après la théologie protestante du XXe siècle, les questions qui restent

L’histoire de la théologie protestante au XXe siècle fut riche et diverse. En dresser un bilan en quelques paragraphes étant impossible, je choisirai quelques problématiques actuelles en renvoyant à chaque fois à ce dont nous y héritons du siècle passé. Et j’en resterai à l’Europe continentale.

 Être opérant au cœur du socioculturel

Nous requiert centralement aujourd’hui l’articulation du christianisme au socioculturel. Hors repli communautaire ou piétiste, et hors contre-modèle global à la manière de certains évangéliques ou d’une tentation catholique.

La théologie protestante du XXe siècle ne nous y aide pas. Tout spécialement pour ce qui nous vient de la théologie dite dialectique, qu’on y ait été marqué par Karl Barth (1886-1968) ou par Rudolf Bultmann (1884-1976). Jouant de la rupture à l’endroit du libéralisme nouée au sortir de 1914-1918, elle a souligné l’altérité de Dieu, mais sans parvenir à montrer comment y renvoyer pouvait opérer au cœur du social et du culturel, toute à la préoccupation de se vouloir « prophétique ». On s’est du coup retrouvé plus fort dans la critique et le refus – l’Église confessante sous Hitler valut modèle – que dans des propositions positives de structuration de l’humain et du monde.

Il y eut certes Paul Tillich (1886-1965). En heureux décalage. Préoccupé de l’insertion du théologique au cœur de la culture, et tenant que la tâche prophétique ne saurait être la seule à devoir être assumée. Et ne faisant pas fond sur une spécificité du christianisme coupée des réalités humaines de tous. Mais si la perspective doit en être reprise (au contraire de celle de la théologie dialectique qui nous a conduits à des impasses tant dans le rapport au socioculturel qu’en termes de structuration de l’Église), il convient de remettre sur le métier les rapports entre culture et religion en retravaillant ce qui tient chacun des deux termes. La manière dont les théorisait Tillich apparaît en effet aujourd’hui insuffisante.

Ce qui est ici en jeu entraine aussi une révision des manières de se situer dans l’histoire. Contre une tentation dans laquelle est souvent tombée la théologie protestante contemporaine, il convient de couper avec l’invocation d’une origine qui vaudrait fondement ou légitimation, fût-elle réinterprétée. S’y cachent en effet un leurre et un piège. Le christianisme doit se penser comme une manière de prendre en charge les questions du temps et se comprendre toujours à nouveau en lien avec elles. Se sachant culturellement syncrétiste, assumant que son histoire doit passer par des discontinuités, conscient que son identité ne peut qu’être le fait de la construction d’une continuité par-delà des discontinuités de fait et de droit irréductibles.

Sur ces points – insertion dans le socioculturel et prise en compte de discontinuités historiques, avec ce qui s’ensuit en termes d’identité et de vérité –, la référence à Ernst Troeltsch (1865-1923), redécouvert à la fin du XXe, est significative (voir le recueil de 1996 Histoire des religions et destin de la théologie). Non pour en répéter le propos, mais pour se laisser instruire d’une manière de poser les problèmes. Le penseur en sciences sociales Hans Joas (né en 1948), catholique, ne s’y est pas trompé. Ainsi dans Comment la personne est devenue sacrée, 2016 (prix Riœur), et Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement, 2020.

 Un retour de la spiritualité

Ce retour est net aujourd’hui. Non sans mélange de motifs de provenances diverses, orientales ou ésotériques, et volontiers appuyé sur une psychologie attachée au développement personnel. Et la mystique est souvent validée, ou la spiritualité justement, et alors en termes d’équilibre de vie sur fond de sagesse à retrouver. On a même des programmes de spiritualité laïque.

Cette donne apparaît également décalée de la posture propre à la théologie dialectique, toute au souci de ne pas retomber dans les théologies de l’expérience d’avant 1914. Une concentration christologique ou sur le pur kérygme a laissé en friche ce qui était à penser en termes d’Esprit, l’abandonnant du coup à une veine évangélique, charismatique ou pentecôtiste. Là encore, relire Tillich peut aider, notamment la partie IV de sa Théologie systématique, consacrée à l’Esprit, mais en articulation à une anthropologie consistante et différenciée, ce qui a souvent manqué chez des théologiens de la même époque.

Ce chantier est central. Y est en cause la singularité des itinéraires de chacun, au surplus faits de références et d’appartenances multiples. C’est décisif si l’on ne veut pas en appeler à une réalité extrinsèque à l’humain. Il convient en effet de faire voir que le christianisme vise une réalisation de l’humain, non son aliénation au nom d’une vérité en autoréférence. On devra dès lors retravailler les procès d’humanité qui s’y nouent en les articulant au réel du monde, qui provoque, résiste et nourrit. Et ne pas offrir un religieux d’abord en forme de compensation face à une société fonctionnelle, uniformisante et dépersonnalisante.

On aura avantage à relire ici Michel de Certeau (1925-1986), notamment La faiblesse de croire de 1987, jésuite inclassable selon les circonscriptions courantes, historien de la mystique au temps de la première modernité et penseur des formes des communautés religieuses et Églises au cœur du monde, dont elles s’évadent discrètement, quitte à se « folkloriser » (à s’« exculturer », dirait Danièle Hervieu-Léger).

Je pense que c’est d’ailleurs en se tenant sur les lieux d’une articulation, forte et différenciée, aux réalités sociales et culturelles qu’on pourra favoriser un advenir de sujets personnels qui soit dense et consistant, et du coup résistant. Il y va de même, dans leur ordre, de communautés religieuses, chrétiennes ou autres, si on les veut opérantes au cœur du monde et de l’humain, y marquant et y provoquant de la différence fructueuse. Or c’est à mon sens ce qui est commandé, au regard tant de la société que des formes que peuvent prendre les traditions religieuses.

 Faire face aux différences religieuses

La diversité religieuse, celle de traditions différentes et celle de recompositions inédites, est plus présente qu’hier. En théologie, le XXe siècle a marqué la fin d’un « hors le christianisme, pas de salut ». Les dialogues se sont multipliés. Les réflexions sur le fait de la diversité aussi. Certains ont proposé une révolution copernicienne : se voir tous tournés vers un même pôle, Dieu par hypothèse, ou le fait d’une proposition de salut ou de réalisation humaine, pôle censé être commun, et y subordonner les médiations propres à chacun, telles, en christianisme, le christologique et les références textuelles (la Bible), symboliques (les représentations), rituelles (l’Église).

La proposition s’avère piégeante. Et d’abord parce que le terme voulu commun ne l’est pas, au vu de la diversité des sociétés et des cultures, voire de l’histoire occidentale prise en sa longue durée.

Je pense que nous avons à aller « au-delà du dialogue », comme le proposait le théologien John Cobb (né en 1925), pour confronter directement chacune des positivités religieuses, leurs différences pouvant s’avérer fécondes. Passer par le bouddhisme permet de mieux comprendre ce qui tient au plus profond le christianisme, certes autrement que dans les termes hérités et en ayant pris conscience tant de ses forces que de ses faiblesses. Et étant entendu que chaque tradition a les siennes, que c’est chose indépassable et bonne, et que ses faiblesses sont toujours le revers de ses forces, non le résultat d’une infidélité ou d’un manque.

Cela vaut entres autres confrontations pour le rapport au judaïsme. Aussi vrai que si, au cœur du XXe siècle, les théologies chrétiennes ont opéré une révolution dans leur manière de voir le judaïsme (au pire un peuple « déicide », souvent une voie archaïque à dépasser), elles ont subrepticement tendance à le penser à l’aune de ce que le christianisme appelle l’Ancien Testament, alors qu’il s’agit d’une tradition parallèle, passant par le Talmud, et à la différence irréductible et instructive. Sur le rite, de validité anthropologique, sur la loi, toujours constitutive, sur la forme textuelle, en sa matérialité même, sur la particularité, seule effective et assignante, sur une non-réduction de Dieu à l’humain.

Par-delà un travail à mener ici sur les différences, instructives et fécondes, on aura aussi à repenser ce qu’il en est humainement et socialement de l’instance religieuse. Et sur ce point Barth et le dernier Bonhoeffer (1906-1945) n’aideront pas.

 Qu’inscrire au cœur du monde ?

Ce que j’ai mis en avant vaut à l’encontre d’une sectarisation, fût-elle soft, et invite à repenser la pertinence du christianisme au cœur du socioculturel et selon une argumentation en rationalité publique. Théologiquement, on touche ici à l’articulation du salut à la création, à l’encontre d’un salut séparé et valant pour lui-même. Et n’y est à viser ni un contre-modèle, la tentation de l’évangélisme, ni une consécration de réalités du monde, la tentation catholique. En christianisme bien compris, le salut opère au cœur du créé, au gré d’une dramatique qui subvertit le donné, pour le reprendre autrement, de l’intérieur. On ne tiendra pas ici les questions du monde pour théologiquement et spirituellement indifférentes, les laissant dès lors à leur seule rationalité (ce fut une tendance de la théologie dialectique, du coup repliée sur la seule interpellation existentielle), mais on y fera fructifier de l’hétérogène, tout en restant dans l’ordre de la raison séculière, sauf qu’il faudra repenser cette raison, trop souvent unidimensionnelle et réductrice.

Le salut n’a pas à présenter la forme d’une donne propre, à côté d’autres (y tenir hérite d’une part centrale de la théologie protestante du XXe siècle), mais celle d’un « geste » à inscrire au cœur du réel (le souligner s’écarte de la même part de la théologie du XXe, qui renvoyait à un kérygme en mal d’incarnation effective).

 

 

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À propos Pierre Gisel

est professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne, où il a enseigné différentes disciplines jusqu’en 2012.

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