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L’Europe comme patrie

 

C’est un fait : l’Europe va mal. S’est-elle engagée sur la voie du déclin ? Cela n’est pas sûr, mais il est indéniable qu’elle est entrée depuis longtemps dans ce que le philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) appelait l’ère « post-européenne », celle de la globalisation et d’un monde multipolaire. Certes, cette nouvelle ère n’a pas que des désavantages, loin s’en faut : elle a en effet contraint l’Europe à abandonner toute prétention à la suprématie mondiale, qu’elle soit politique, militaire, scientifique ou culturelle. Mais des inconvénients, elle en a aussi bel et bien : jusque dans sa pensée, l’Europe post-européenne a fait de la dénonciation de ses résidus de velléité dominatrice une constante quasi-identitaire. Réduite à une identité parmi d’autres, l’identité européenne se définit désormais par ce qu’elle ne veut justement pas être : la source toujours intarissable d’une logique de domination, qu’elle soit celle du blanc sur le « non blanc », de l’homme sur la femme ou du sachant sur le non-sachant. Bref, l’Europe n’en finit pas de faire le procès de la domination qu’elle n’exerce plus depuis belle lurette. Il faut dire que, depuis au moins la fin de la Première Guerre mondiale, s’est imposé le mythe du déclin de ce qui fit jadis son essor : la démocratie et le capitalisme (voir plus haut ce qu’écrit Olivier Abel).

Or, c’est justement contre cette forme de déclin assumé voire célébré que se dressent les mouvements identitaires et nationalistes qui prennent de plus en plus de place dans l’espace public, confirmant ainsi aux apôtres de la dé-domination que leur quête de pureté n’est pas vaine et surtout qu’elle ne sera jamais terminée. Ainsi s’entretient le « débat » intellectuel européen depuis près de cinquante ans… On pourrait même oser écrire qu’il en va ainsi depuis plus longtemps encore, dans la mesure où c’est sur le lit de ce déclinisme, consécutif au premier conflit mondial, que se sont construits les totalitarismes du XXe siècle, du nazisme au communisme en passant par le fascisme dans ses différentes expressions.

Naturellement, pareils clivages se voient encore renforcés du fait des modes d’échange en vigueur dans notre société et que Ernst Troeltsch dénonçait déjà au début des années 1920 : « Les masses des époques démocratiques ne connaissent que des alternatives : on aime ou on hait, on admire ou on méprise, et, sur le plan moral, on a tort ou on a raison. » Car ce n’est pas seulement un phénomène de communication, renforcé à notre époque par l’efflorescence des réseaux sociaux. C’est aussi le prix à payer pour le développement d’une conception de la tolérance réputée pacifique mais en réalité dédaigneuse des autres opinions. Alors que la démocratie européenne s’était bâtie sur la confrontation voire le choc des opinions, notre génération se repaît de l’idéal de la tolérance tout en le vidant du sens que lui avaient donné les Lumières. La tolérance des opinions n’est plus désormais comprise comme le devoir qui m’est imposé de faire état de mon avis et de l’exposer à la critique d’autrui, au risque d’être convaincu et d’en changer, mais bien l’affirmation de mon droit à avoir une opinion, à la garder pour moi et surtout à ne pas la voir contester.

C’est justement sur ce point, il me semble, que la contribution protestante à l’Europe mériterait d’être remise à l’honneur. Souvent s’impose dans le débat public l’idée que l’Europe serait avant tout catholique. C’est sans doute vrai, pour partie tout au moins : son drapeau, d’un bleu marial rappelant par ses étoiles la figure de la Regina Coeli (« reine du ciel »), en atteste, tout comme les origines de ses pères fondateurs (De Gasperi, Schuman ou Adenhauer). Quant à l’Église catholique, elle a toujours affiché clairement son projet pour l’Europe et aujourd’hui encore, elle réaffirme les racines dites « chrétiennes » des valeurs européennes. Mais ces racines chrétiennes, à dire vrai, ne le sont pas : il s’agit plutôt de la vieille idée stoïcienne d’un droit naturel voulu par Dieu et qui réglerait le fonctionnement du monde économique, social, familial et culturel. Or, ce modèle, que l’Église médiévale puis la Réforme ont repris pour penser les rapports entre la nouvelle religion chrétienne et l’ordre ancien de l’imperium romanum, est aujourd’hui dépassé, au moins depuis le XVIIIe siècle et l’émergence des pensées historicistes et culturalistes qui furent celles de Vico, Hamman et surtout Herder (voir encadré).

Si ce modèle stoïcien a permis de porter les valeurs de l’Europe en leur conférant une forme de rationalisme universel compatible avec la vision chrétienne du monde, il n’est plus en mesure, aujourd’hui, de le faire – du moins dans les termes qui furent ceux de ses défenseurs. D’ailleurs, au moment même où, dans sa version plus ou moins laïcisée, ce modèle partait à la conquête du monde au nom d’une mission « civilisatrice », ses fondements théoriques étaient déjà ébranlés par les penseurs de la différence culturelle. La globalisation des idées et le choc des cultures (et non des civilisations !) semblent avoir porté à maturité les fruits de la pensée de Herder que certains, de Michel Foucault à François Jullien, n’ont fait que récolter.

D’autres modèles existent, assurément. Celui que porte en elle la pensée protestante n’est naturellement pas le seul. Il ne saurait d’ailleurs prétendre à une forme de supériorité mais constitue plutôt, sur le plan historique, une ressource pour repenser l’Europe et retrouver, dans son histoire-même, des clefs permettant d’ouvrir sur ce que Paul Ricœur appelait des horizons d’espérance. Car une Europe protestante existe bel et bien, dès le XVIe siècle. Celle-ci n’est certes pas centralisée, concentrée sur Rome et l’enseignement de la papauté – même si l’Europe catholique a aussi assumé une part de diversité. L’Europe protestante, c’est d’abord celle des réseaux, des correspondances théologiques et érudites se recoupant partiellement avec la fameuse République des lettres lancée par Érasme et portée aux nues par Pierre Bayle. Cette Europe, c’est aussi celle des universités et des académies, conçues comme lieux de rencontre, de dialogue et parfois de confrontation d’identités estudiantines se recoupant mais ne s’identifiant jamais totalement. Une Europe intellectuelle donc, mais surtout une Europe intelligente, en constant échange et qui pense de manière critique. Ici se manifeste bien sûr une conviction qui emprunte au droit naturel dont il a été question : face aux traditions humaines, l’Europe protestante n’a eu de cesse de rappeler la dignité constante de la raison humaine – ce que l’Évangile traduisait déjà dans l’idée d’une « valeur incommensurable de l’âme humaine », pour user du terme kantien repris par des théologiens comme Adolf von Harnack. La Réforme en a, modestement, formulé le contour avec son insistance sur la conscience individuelle, même si c’était pour la limiter tout aussitôt au moyen de l’autorité normative de l’Écriture surpassant les individualités et les subjectivités. Un siècle et demi plus tard, elle abandonnera pourtant cette limitation pour ne conserver que la liberté de la conscience subjective, fût-elle errante. C’est le mérite de Pierre Bayle d’avoir affirmé, comme valeur et non comme pis-aller, le caractère irréductible de la pluralité des opinions en matière religieuse. Ici, la tradition protestante rencontre une conception également défendue par l’approche culturaliste à partir du XVIIIe siècle : celle de la valeur incommensurable de la personnalité autonome face aux dogmes, aux interdits.

Est-ce donc pour autant le triomphe de l’individuel sur le collectif et du relatif sur l’universel ? Dans un certaine mesure, oui, mais dans une certaine mesure seulement, car cette valeur incommensurable de l’individuel est bien une valeur universelle ! Elle porte en elle, en effet, le refus de réduire les identités individuelles à des étiquettes : je suis certes un homme blanc européen, mais je ne me réduis pas à ces quelques qualités. Je suis avant tout une personne appelée à voir en autrui une autre personne. On peut trouver les racines d’une telle conception dans la pensée d’un Luther : pour rencontrer autrui vraiment, il faut savoir être soi-même, vraiment, devant Dieu. Ce n’est que parce que je suis moi, entièrement moi, devant l’Ultime, que je puis ensuite rencontrer l’autre dans la plénitude d’un regard de vérité, l’accueillir et l’accepter. Certes, cette lecture demeure bien une forme d’universalisme « à l’européenne ». Mais il convient de rajouter immédiatement que sa valeur a justement été reconnue et portée bien au-delà de l’Europe, y compris, et peut-être surtout, par ceux qui entendaient s’affranchir de la tutelle européenne au nom des valeurs de l’Europe elle-même.

Voilà ce que pourrait peut-être apporter une contribution protestante au débat européen. Le pasteur et historien italien Giorgio Tourn rappelait ainsi il y a quelques années lors de l’Assemblée du Désert que l’Europe des protestants est avant tout une « patrie », une patria en latin. Non pas d’abord le lieu d’une naissance, mais une terre commune, l’espace d’une vie partagée, orienté vers l’avenir et dans lequel ce futur peut être envisagé dans la liberté d’échanges francs et sincères. Une forme, donc, de cette fameuse République des lettres qui fut celle de Pierre Bayle.

Cette patria n’est pas tournée exclusivement vers ses racines ou en tout cas ne prétend pas en faire un critère de discernement de l’acceptable et de l’inacceptable. Elle les assume avec reconnaissance mais sans s’y soumettre, les porte et les transforme avec espoir tout en se laissant irriguer par elles. Mais elle s’offre aussi et surtout à tous ceux qui entendent contribuer à sa construction et à son développement comme espace de création et de liberté. Le lieu central de cet espace est certes appelé à rester toujours inoccupé, faute de quoi il se réduirait à l’une des identités qui parviendrait à s’y installer complètement. Mais cet espace n’est en même temps viable que si la pluralité des points des vues l’habite et le fait exister par la diversité des échanges – bref, par le débat. Pluralité avons-nous dit et non pluralisme, car la confrontation des points de vue et la possibilité de leur évolution est une condition centrale de l’existence de cet espace. Car c’est bien du vide des opinions que se meurt l’Europe, non pas du trop-plein de convictions.

 

 Herder et la lecture culturaliste de l’histoire

Johann Gottfried von Herder (1744-1803), poète et théologien protestant allemand, est un des premiers penseurs à critiquer l’universalisme des Lumières. Il a ainsi remis en cause l’idée d’une supériorité de la civilisation européenne sur la base d’une irréductibilité des cultures, ce qui a fait dire au philosophe Charles Taylor qu’il était un des pères du relativisme culturel. Quant à l’historien Zeev Sternhell, il voit en lui l’un des fondateurs des anti-Lumières et donc du nationalisme naissant. Jan Patočka considère au contraire son œuvre comme une tentative de réconciliation de l’universel et du particulier. De fait, Herder critique l’idée d’un progrès des civilisations. Il estime également que la différence entre les milieux et les circonstances historiques présidant à la naissance des civilisations fait que celles-ci demeurent irréductibles les unes aux autres mais sont également respectables chacune en soi.

 

À lire les articles de Maxime Michelet  » L’Europe, une construction progressive «  et de Olivier Abel  » La question européenne « 

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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