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La question européenne

 

L’Europe semble au bord de l’implosion, et le monde disserte de la question européenne comme jadis les européens traitaient de « la question orientale » ! C’est le résultat de son histoire singulière, chaque grand défi appelant de grandes réponses, mais soulevant de nouveaux problèmes… La réponse aux guerres de religion qui ont déchiré l’Europe a été l’absolutisme étatique, mais surtout la sécularisation entendue comme une sortie de la religion. La réponse à la brutalité de l’essor du capitalisme a été le socialisme et finalement l’Europe sociale. La réponse aux pouvoirs totalitaires du XXe siècle a été la démocratie et les Droits de l’Homme, mais aussi finalement un immense affaiblissement politique. Or cette faiblesse est très dangereuse dans une époque comme la nôtre, une époque de périls mais aussi de réorientations énergiques nécessaires face aux fractures migratoires, aux fractures sociales, aux sociétés qui se défont, face aussi aux périls écologiques planétaires, et même face au choc des cultures, ou des incultures.

Il faut dire que l’Europe, et l’ensemble du monde « moderne » dont elle a été, pour le meilleur et pour le pire, le héraut, sont victimes d’un triple mythe, qui provient lointainement peut-être d’une certaine théologie du salut, ou peut-être des Lumières, mais qui s’impose au XIXe et au XXe siècles : le mythe du dépérissement de l’État, celui du dépérissement du Capital, et celui du dépérissement de la Religion. C’est à l’ombre de ce mythe du dépérissement qu’on a vu se déployer les États les plus totalitaires de l’histoire humaine, que s’étend aujourd’hui le capitalisme le plus prédateur, et que nous arrivent des formes de religion ensauvagées, justement parce que nous avons renoncé à les canaliser, à les instituer et les réguler. Le paradoxe, c’est que ce sont les pays les plus marqués par la croyance dans la fin inéluctable du capitalisme qui se trouvent aujourd’hui parmi les pays où le capitalisme le plus dérégulé propage ses effets les plus désastreux. Le mythe du dépérissement de la religion, semblablement, a autorisé la prolifération d’un n’importe quoi religieux, à la fois hors institutions et hors tradition critique, ce qui a interdit d’en penser tant les formes spécifiques de « légitimité » que les « maux » spécifiques, irréductibles à des effets de la misère économique ou de l’oppression politique. En démantelant les institutions du marché, du politique, et de la foi (c’est-à-dire aussi de la parole), l’ultralibéralisme actuel, sur les trois registres, a porté et amplifié ce mythe dérégulateur qui continue à faire le lit d’une société de prédateurs, de chacun pour soi et de mafias, qui porte aujourd’hui son ombre sur notre monde, le seul monde que nous ayons.

Je voudrais ici me concentrer sur cette sympathique irreligion qui fait l’exception européenne dans un monde globalement très religieux. Cette irreligion est certainement le résultat lointain des guerres de religion qui ont ravagé l’Europe entre la Réforme et les Lumières. Nous avons cru à la sortie de la religion. Nous nous sommes voulus la religion de la sortie de la religion. Nous sommes ainsi en Europe dans une société post-chrétienne, c’est-à-dire une société qui n’est au fond pas susceptible de « missions », ni d’une quelconque « évangélisation ». C’est justement qu’avant l’apparition d’une religion la société en était vierge, mais qu’après la société en est vaccinée. Tant mieux à certains égards, face à des épidémies parfois dangereuses. Mais cette immunisation peut aussi s’avérer une insensibilisation et même une impuissance, et on risque d’évider, de détruire méthodiquement le « noyau éthico-mythique » qui faisait le cœur de notre culture, de notre civilisation. L’illusion philosophique, bien remarquée par Jean-Luc Nancy dans sa Déconstruction du christianisme, est de croire que nous pouvons nous situer en dehors du christianisme, d’un coup et en bloc, sans mesurer à quel point par tous les bouts nous sommes encore dedans, et cette impuissance à comprendre ce passé qui ne passe pas est aussi une impuissance à critiquer vraiment notre présent.

Le vide central est certainement un thème important de la démocratie. C’est ce que disait Claude Lefort : « en démocratie, le lieu du pouvoir est vide ». Ce geste de refaire cercle autour de la question est le geste de la démocratie, c’est celui de l’idéal de la recherche scientifique, oui, c’est bien une idée fondatrice de l’Europe, qui ne cesse de lui donner et de lui redonner forme. Mais ce vide central peut devenir un vertige destructeur, lorsqu’il n’est plus qu’un trou noir qui aspire la diversité et la pluralité des étoiles, dans le rêve apolitique d’une pure unité, communion ou confusion. Et la pluralité à instituer n’est pas réductible à une poignée d’États-Nations constitutifs : c’est la diversité des cultes, des cultures, des formes de langage et de vie. Pierre Bayle, dans son plaidoyer pour la tolérance, propose un plaidoyer pour le pluralisme : c’est parce que les diverses traditions de pensée et formes de vie, les diverses confessions et communautés, se retirent conjointement du centre, qu’un espace commun est ainsi créé. Aucune ne prétend être le pilier central, mais cet espace est soutenu simultanément, comme une voûte, par le cercle ainsi formé, et les forces qui s’entre-empêchent de remplir le vide ! Si ces diverses traditions et propositions disparaissaient, si elles sombraient dans le néant, il n’y aurait plus d’espace commun, plus de vide central. Ma crainte, c’est que l’Europe, je veux dire là, les sociétés européennes, ne soient plus constituées par rien de solide, et que le vide central ne soit plus qu’un néant.

Mon hypothèse est que c’est parce que nous avons systématiquement évidé notre « noyau éthico-mythique » que nous sommes voués au choc des incultures. Si sur le plan politique il est important de reconnaître la pluralité des opinions, car il n’y a pas de point de vue panoptique qui puisse dire la vérité politique, c’est ici le cœur du libéralisme politique et il nous est vital, en revanche la mise au format démocratique de toutes les convictions, de toutes les traditions, de toutes les mémoires, de toutes les utopies, réduites au rang indifférent d’ « opinions », fait le lit des fake news et des démagogies. L’opinion la plus forte sera la plus vraie. Comment les jeunesses européennes parviendront-elles à résister à la tentation de se côtoyer de manière lisse sans jamais se frotter ni s’accrocher, et de faire peu à peu le vide des attachements, des manières d’être et des styles ? C’est l’expérience menée par le sociologue Laurent Thévenot et ses amis dans des cités universitaires, qui montre que lorsque des étudiants ou des groupes d’étudiants porteurs de mœurs trop différentes cohabitent difficilement, la grammaire des liens qui l’emporte alors, par réduction à des règles minimales, est la grammaire libérale, chacun s’occupant de ses affaires sans se mêler des autres ni les déranger. On ne serait pas très loin, ici encore, du « vide », de cet évitement mutuel qui fait notre vertige.

Dans un monde où le plus souvent, on a soit des masses plus ou moins fascisantes, à identité homogène et exclusive (avec des pogroms), soit un idéal gestionnaire de sociétés libérales de melting pot (avec d’irréductibles gated cities), l’identité feuilletée des sociétés européennes, leur inextricable enchevêtrement, leur densité de multiplicités, et leurs « civilités », forme un rapport original à la sorte d’identité composée qui s’y exerce et s’y invente. Ce serait la condition pour une société démocratique mais vivante, créatrice, dans la mondialisation. Ricœur, dans un texte ancien (« Civilisation universelle et cultures nationales »), en pleine guerre froide, décrivait une société menacée par « le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique ». Cette menace d’un monde où il n’y aurait « plus que des autres » appelle une riposte, que Ricœur formule ainsi : « pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi ». Ainsi, pour saluer un autre que soi, il faut avoir un soi, avoir assumé sa propre existence. C’est la condition de l’hospitalité. Magnifique question posée à Ricœur par une jeune migrante : « Sur quoi, en France, vous appuyez-vous pour vivre ? J’ai cherché et je n’ai pas trouvé, et je suis retournée à mon appartenance étrangère ». Impossible donc qu’une culture soit vivante, créatrice et hospitalière, si elle n’a pas le désir, la confiance en soi, l’intelligence critique, la force imaginative de « se dépayser dans ses propres origines ». Ricœur justement écrivait, plus tôt encore, en 1946, dans La revue du Christianisme Social, juste à la sortie de la dernière guerre mondiale : « J’appartiens à ma civilisation comme je suis lié à mon corps. Je suis en situation-de-civilisation et il ne dépend pas plus de moi d’avoir une autre histoire que d’avoir un autre corps ».

Mais d’où repartir ? Il me semble que le véritable point de départ de tout recommencement est la gratitude, la reconnaissance. Il faudrait rouvrir dans la conscience des Européens la gratitude envers tout ce que nous avons reçu de nos prédécesseurs, envers une histoire enchevêtrée de tant d’apports, et envers les conditions géographiques de ce bout de continent ciselé de mers. Cet héritage, c’est notre bien commun, et ce sont donc des charges et des responsabilités communes. Ce sont des promesses encore non tenues que nous pouvons partager, mais aussi des menaces communes que nous devons ensemble affronter. Ce sentiment de gratitude est un excellent détecteur de tout ce à quoi l’on tient, de tout ce que l’on ne veut pas lâcher, et même de tout ce sur quoi l’on ne peut pas tricher. Par quels rivages, par quelles formes de villes et d’habitat, par quelles manières d’être et d’être ensemble, par quelles saveurs culinaires partagées, par quels paysages, par quel enchevêtrement de mémoires tenons-nous à l’Europe ? C’est par là que l’Europe se définit et se maintient. Et cette gratitude détermine une responsabilité : car on peut critiquer le projet de la modernité européenne, mais cette manière, si fréquente, si générale même, de quitter le bateau en jetant la responsabilité sur les autres, sur telle ou telle origine de tout ce qui ne va pas, me semble historiquement simplificatrice et politiquement irresponsable, grosse de tous les périls. Ne faut-il pas au contraire se déplacer ensemble pour prendre en charge tant les responsabilités des malheurs passés que les risques de malheurs futurs ? Mais également pour discerner les promesses de bonheur intenables, dont nous devons savoir nous défaire, des promesses non tenues et enfouies dans le passé comme des bifurcations potentielles, valables et jamais advenues ? Cela suppose un gigantesque travail politique et critique de croisement, de déconstruction, et de reconstruction des mémoires et des promesses.

Il faudrait repartir de cette gratitude, de cette responsabilité partagées, mais en même temps de la découverte par l’Europe de son propre désir d’exister. Il manque à l’Europe une institution imaginaire, un rêve commun, je ne sais, une génération d’oeuvres géniales qui pourrait bouleverser de fond en comble et remanier tout l’imaginaire européen – mais sans cacher les désastres passés, ni ceux qui battent à nos portes. Il serait triste que l’Europe ne se réveille et fasse bloc que parce que, un jour peut être proche, elle aura été trop gravement agressée, et se découvrira haïe, ou haineuse. Les haines sont mauvaises conseillères. On aimerait une Europe qui dise déjà ce qu’elle veut de bon.

Or l’Europe aujourd’hui est à tous égards sur la défensive, bardée de normes protectrices et pensée au mieux comme une Europe de la défense commune. C’est même la honte de l’Europe qu’elle se prétende démocratique tout en sous-traitant sa sécurité à des pays de sa périphérie moins démocratiques (et dont elle a besoin qu’ils demeurent non-démocratiques, pour tenir ses frontières). Hannah Arendt a montré la structure en oignon des systèmes totalitaires : on peut se demander si nos démocraties européennes, sans s’en apercevoir, n’ont pas adopté la structure inverse. Les faces intérieures de notre oignon sont douces, enveloppantes et démocratiques, et laissent librement passer tout ce qui vient du centre ; mais les faces extérieures sont dures et ne laissent passer que ce qui nous est utile. Vu d’ici en effet le monde est ouvert. Mais vus du Sud les murs sont de plus en plus hauts, et inaccessibles. Nous bénéficions ainsi à la fois des grandes libertés océaniques du libre-échange et des grandes protections des lignes successives de fortifications qui empêchent notre invasion.

Mais ce n’est pas en nous sur-protégeant que nous allons exister davantage. Cessez de nous protéger, déprotégeons-nous ! Voilà ce qu’il faudrait dire. Mais justement qui peut dire cela ? Il faudrait réunir d’une part ceux qui aujourd’hui ont honte de l’Europe, qui sont prêts à se déplacer pour relever l’étendard des valeurs de l’Europe, à poser la question des finalités et de l’ethos européen, sans laquelle l’Europe se bafoue et se dissout. Mais aussi d’autre part tous ceux qui, conscients de la situation géopolitique actuelle de l’Europe, veulent reprendre en main de manière souveraine leur propre destin, et refusent de sous-traiter, de déléguer à d’autres, leurs frontières, leur défense et leur diplomatie, leurs conditions d’existence.

L’identité est une histoire qui n’est jamais close : c’est un récit, enchevêtré dans d’autres récits et apports, comme un fleuve – mais nous ne sommes pas encore à l’estuaire ! Nous venons de mille sources et nous sommes parmi d’autres. Il ne s’agit plus d’abandonner les identités et les appartenances au vestiaire pour entrer dans une société d’ouverture soi-disant absolue ; il ne s’agit pas davantage de juxtaposer des identités closes et incommunicables, des bulles imaginaires. Il s’agit pour chacun de nous de découvrir la diversité de nos attaches, de déployer nos pluri-appartenances, d’intérioriser les tensions qui font notre identité. Il s’agit de découvrir combien notre identité est feuilletée, plurielle, inachevée. Il s’agit de pratiquer ce que Ricœur appelait l’hospitalité narrative des mémoires, et aussi ajouterais-je des promesses fondatrices, enfouies encore, inaccessibles parfois, inachevées. À l’encontre des recherches identitaires, porteuses de conflits insolubles, une idée de l’Europe plus interrogative serait que l’Europe est issue de mille sources dont elle porte en elle le paysage, sans pouvoir le réduire à une seule histoire, à un seul discours, et que nous sommes libres de puiser dans ces réserves de traditions, non seulement pour les raviver, mais pour tenter de nouvelles configurations, jusqu’ici inédites dans l’histoire européenne, car nous ne sommes pas condamnés à répéter indéfiniment le passé, à n’en conserver que les cicatrices. L’identité européenne serait alors tracée et dessinée par un réseau de figures formant une sorte d’espace feuilleté, une sorte d’espace à géométrie variable. Il faudrait en ce sens penser, non plus sous le schème ancien de l’Empire ni sous le schème moderne de l’État-Nation, mais sous celui d’une sorte de pluralisme cohérent, une institution politique, juridique, économique, capable de rendre raison de cette structure d’identité différentielle. Comment penser une communauté qui porterait en son centre une telle interrogation, cette excentricité originaire dont nous avons déjà parlé, non pour réduire les variations à une invariance vide, mais pour faire jouer et chanter ces variations ? Telle est bien la question.

Nul n’a le monopole du nom de l’Europe, et on peut imaginer plusieurs figures et configurations de l’Europe, par des alliances diverses. C’est pourquoi je tiens que l’idée d’Europe, l’histoire civilisationnelle de l’Europe, l’ethos européen, ne s’arrête pas à la forme actuelle de la « construction » européenne. C’est une des formes qu’elle prend, dans un espace feuilleté, où l’Europe se décline selon divers « profils ». Et même si cette forme est aujourd’hui la plus visible sur les cartes, la plus prégnante dans les opinions publiques, il est vital que cette forme soit placée, parmi d’autres possibles et non moins réelles ni légitimes, sur le fond à la fois interrogatif et épique de la longue histoire de la civilisation européenne.

 

Pour aller plus loin :

Olivier Abel, Le vertige de l’Europe, Labor et Fides. Dans cet ouvrage qui vient de paraître, Olivier Abel interroge les pluralismes européens : politique (un espace commun et plusieurs États), économie (un marché et différentes formes de vie), culture (multiplicité des langues, des traditions, des imaginaires).

 

À lire les articles de Maxime Michelet  » L’Europe, une construction progressive «  et de Pierre-Olivier Léchot  » L’Europe comme patrie « .

 

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À propos Olivier Abel

est professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Montpellier) (http ://olivierabel.fr).

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