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Nicolas Berdiaeff, un croyant insoumis

Quelques éléments biographiques

Berdiaeff (on écrira de préférence aujourd’hui Berdiaev, mais il utilisait pour son nom la graphie avec 2 F) naît le 19 mars 1874 près de Kiev dans une famille qui appartient à la noblesse militaire. Inscrit à l’université (sciences naturelles et droit), il s’adonne surtout à la philosophie. En 1898, il est jeté en prison par le régime tsariste, expulsé de l’université et mis en liberté surveillée à cause de ses activités politiques révolutionnaires. En 1901, il est banni dans le nord de la Russie et vit un exil de trois ans pour avoir fait de la propagande socialiste parmi les étudiants et les ouvriers. La lecture de Nietzsche et de Marx le marque profondément ; il ne partage pas le matérialisme de ce dernier, mais en gardera toujours une exigence de justice sociale. De retour d’exil en 1903, il étudie quelques mois à Heidelberg, puis, en 1904, s’établit à Saint-Pétersbourg. Après s’être rapproché du christianisme, il y fonde avec son ami Serge Boulgakov (qui deviendra prêtre) la revue Problème de vie. C’est la première fois qu’un périodique russe traite simultanément de questions sociales et religieuses.

Il s’installe à Moscou en 1907. Il adhère à la pensée de l’Orthodoxie russe et il participe à son renouveau, mais se définit en marge de l’institution ecclésiale en tant que telle. En 1912, il voyage en Italie (Rome et Florence) dont la beauté artistique lui inspirera largement en 1916 son premier livre, Le sens de la création. En 1914, il est l’objet d’un procès pour avoir écrit un article virulent (« Les éteignoirs de l’Esprit ») contre le Saint-Synode de son Église et avoir défendu des moines du mont Athos, accusés d’hérésie, injustement et brutalement mis au pas. Berdiaeff échappe à un exil perpétuel en Sibérie. La guerre interrompt en effet le procès qui ne reprendra jamais. Il ne se rallie pas à la Révolution d’octobre 1917 qu’il attendait ; il lui reproche principalement de combattre la religion et la liberté de l’esprit. Appelé pourtant à l’université de Moscou en 1920, il est chargé de cours à la faculté de philosophie et d’histoire. Deux ouvrages sont le fruit de cet enseignement : Le sens de l’histoire et L’esprit de Dostoïevski.

Toujours très fermement opposé au régime soviétique, il est banni définitivement en 1922 comme adversaire « idéologique » du communisme, ce qui signifie qu’il l’est pour des raisons spirituelles et religieuses et non pour des raisons socio-politiques. Après Berlin, il vivra désormais à Paris (Clamart). Il fonde la revue Put (La voie) qui paraîtra jusqu’en 1939. De 1925 à 1945, il publie l’essentiel de son œuvre, est traduit dans plusieurs langues, connaît une gloire internationale.

Berdiaeff a participé à tous les débats philosophiques, théologiques, politiques de son temps en se faisant le promoteur d’un christianisme ouvert, œcuménique, mystique et social. Son dialogue avec les marxistes sera assombri par les développements d’un communisme stalinien. Il gardera toujours une totale indépendance d’esprit à l’égard de toutes les institutions officielles, politiques ou religieuses. Il meurt d’une crise cardiaque le 23 mars 1948. Sur son bureau, on trouve un dernier manuscrit : Royaume de l’Esprit et royaume de César. Il peut être considéré comme le premier « dissident soviétique ».

Au sujet de son œuvre

Une trentaine d’ouvrages de Berdiaeff sont traduits en français. Ses deux livres majeurs sont, à mon avis, une Éthique intitulée De la destination de l’Homme (éditions L’Âge d’Homme) et Esprit et liberté (éditions Desclée de Brouwer), à la lecture duquel, adolescent, le penseur orthodoxe Olivier Clément s’est converti au christianisme.

Je déconseille vivement le livre De l’inégalité, ouvrage passionné et injuste, plein d’excès, rédigé sur le coup de son bannissement ; certains, a-t-il écrit, lui reprochèrent de l’avoir publié, d’autres de l’avoir renié.

La pensée et l’écriture de Berdiaeff peuvent désarçonner. Son style est touffu, peu académique, avec des élans incandescents, des répétitions nombreuses, des accents philosophiques personnels et originaux. Pour entrer dans cet univers très particulier, à la fois saisissant et difficilement saisissable, je recommande son Essai d’autobiographie spirituelle (éditions Buchet Chastel) qui permet de suivre à travers une vie mouvementée un itinéraire intellectuel et spirituel exigeant et foisonnant.

 Quelques points de sa pensée

• Berdiaeff a toujours défendu avec une vigueur exceptionnelle un salut universel. Les cinquante dernières pages de son Éthique, le livre que je préfère dans son œuvre très ample, sont entièrement consacrées à cette question qu’il traite avec une argumentation solide et enflammée. C’est l’aspect de Berdiaeff qui m’a d’emblée conquis, à l’âge de 22 ans, quand j’ai découvert son œuvre.

• Le personnalisme de Berdiaeff me semble toujours actuel. On peut rappeler qu’il publie un article (« Vérité et mensonge du communisme ») dans le premier numéro de la revue Esprit fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, le pionnier du personnalisme en France. Avec le personnalisme, il s’agit pour Berdiaeff de distinguer, en chacun de nous, l’individu, une catégorie sociale et biologique, de la personne, une catégorie spirituelle et religieuse. On est un individu, on devient une personne. L’individu est de l’ordre de la nécessité, la personne de celui de la liberté. Cette distinction existentielle me paraît infiniment préférable à celle opposant le corps et l’âme dans un dualisme largement étranger à la Bible.

• Il y a chez Berdiaeff une hostilité virulente à toute conception judiciaire du christianisme dans laquelle Dieu, à travers la réalité d’une expiation, intente un procès à l’humanité ; dans sa colère, il exige une rançon en châtiant un innocent ; le sacrifice sanglant de Jésus peut apaiser sa soif de vengeance. Quant aux peines éternelles, elles procurent à Dieu le bonheur du triomphe d’une justice cruelle. Mais, pour Berdiaeff, Dieu est un Dieu d’amour, Dieu est humain ; il n’y a que les hommes qui puissent être inhumains.

• La vocation de l’homme créé à l’image de Dieu est une vocation créatrice et non la soumission passive à une divinité immobile et impassible. Notre vocation créatrice s’exerce dans tous les domaines, affectif, artistique, culturel, éthique, doctrinal, mais aussi dans l’univers social. Dieu nous appelle à une invention  créatrice, libre et immense, dont les actes peuvent l’étonner lui-même. Il faut que Dieu naisse en l’homme et que l’homme naisse en Dieu. C’est là un mouvement dialectique traduit par la déification unissant Dieu et l’homme dans une histoire inachevée qu’il ne faut pas figer en Jésus-Christ. Cette histoire en effet se perpétue dans une humanisation (plutôt qu’humanité) d’un Dieu en devenir et une divinisation de l’homme (plutôt que divinité). Cela implique une libre participation de l’être humain à l’œuvre et à l’entreprise divines. Cette divinisation d’un être humain en chantier, sa divine humanité, est la condition de notre humanité à réaliser, aimantée par le Christ.

• Le christianisme social de Berdiaeff parcourt toute son œuvre. Nous devons prendre conscience, dans un combat social, du devoir créateur qui nous incombe et dans la culture et dans la vie sociale. L’opuscule de Berdiaeff intitulé De la dignité du christianisme et de l’indignité des chrétiens (recueilli dans Christianisme et réalité sociale) exprime cette vérité fondamentale. Le christianisme des origines ne s’est-il pas en effet refroidi et affaissé dans le christianisme historique ?

• Une sorte d’anarchisme spirituel marque la vie et l’œuvre de Berdiaeff. Défenseur passionné des libertés, révolté, il fut rebelle aux autorités, aux idées ternes, confortables et convenues, des orthodoxies consacrées, tant religieuses que politiques. Il était l’adversaire d’une certaine platitude, d’une soumission à une grise quotidienneté sociale, de ce qu’il appelle « l’esprit bourgeois » susceptible de gagner n’importe qui, quelle que soit sa classe sociale. D’aucuns se sentiront proches d’une telle attitude et de son anticléricalisme viscéral dans lesquels il convient de reconnaître l’opposition de Berdiaeff à des réalités ecclésiales fréquemment stérilisantes ; ils salueront alors son combat pour une vie religieuse dont le caractère prophétique est inséparable de son élan créateur

 

 

 

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À propos Laurent Gagnebin

docteur en théologie, a été pasteur de l'Église réformée de France, Paris ( Oratoire et Foyer de l'Âme ) Professeur à la Faculté protestante de théologie.Il a présidé l’Association Évangile et Liberte et a été directeur de la rédaction du mensuel Évangile et liberté pendant 10 ans. Auteur d'une vingtaine de livres.

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