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La réconciliation issue du terroir

 

Ismael Smith, Allégorie de la Première Guerre mondiale, Londres ou New York, ca 1919 Barcelone, Musée national d’Art de Catalogne, Photo MNAC © C.C.

Cent ans après la fin de la « Grande Guerre », est-il toujours justifié de reconnaître à l’Alsace-Moselle une vocation commune et particulière ? Dénommés en France les « provinces perdues », ces trois départements formaient le très germanique « Reichsland Elsass-Lothringen » (1871-1918) quand la fin de la guerre permit à la République française de les « retrouver ». Les années 1918-1921 sont alors, pour l’Alsace et la Moselle, une césure historique plus importante encore que pour d’autres régions d’Europe. Éprouvés par un conflit meurtrier de quatre ans qui a parfois opposé les membres d’une même famille alsacienne ou mosellane et ayant subi un régime répressif s’acharnant contre tout soupçon de « francophilie », les Alsaciens et Mosellans rejettent alors une culture allemande marquée par la célébration et le despotisme de l’empereur. Acquis à la France, ils exaltent la victoire. Le changement est partout : le français redevient langue officielle, la République remplace l’Empire allemand, et l’éphéme re « État fédéral Alsace-Lorraine » (né in extremis en octobre 1918) se voit déclassé en trois préfectures qui ne tarderont pas a  souffrir du centralisme de Paris.

Rapidement, l’euphorie cède la place a  des déchirements douloureux : en écho aux départs forcés de 1870-1871, un syste me d’épuration (brocardé comme « débochisation ») répartit la population en catégories selon la « souche ethnique », expulsant ou exilant plus de 150 000 personnes (env. 10 % de la population), dont 60 000 Strasbourgeois – donc un tiers de ses 180 000 habitants ! Dans un climat d’hystérie et de délation, des magasins et maisons de « Vieux-Allemands » sont pillés et vandalisés. Pour celles et ceux que les autorités françaises identifient comme Alsaciens ou Mosellans « de souche », une stratégie d’assimilation est mise en place, les dialectes alsaciens et mosellans réprimés, le droit local (composé de lois françaises d’avant 1870 et de lois allemandes adoptées par l’Empire allemand entre 1871 et 1918) menacé de disparition. Les deux Églises protestantes de la région, luthérienne et réformée, perdent un quart de leurs pasteurs et seront longtemps soupçonnées d’être des tanières de germanophilie. Un « malaise alsacien » (et mosellan) commence a  s’exprimer…

Le XXe siècle ajoutant à ces secousses le choc de l’occupation des années nazies (1940-1944), la Seconde Guerre mondiale (que 140 000 Alsaciens et Mosellans ont vécue, incorporés « malgré eux » et de force dans la Wehrmacht, du côté allemand) et la francisation renforcée de l’après-guerre, il est compréhensible que tout effort de réconciliation ait dû composer, en Alsace-Moselle plus encore qu’ailleurs, avec la méfiance, le soupçon et le rejet de l’autre. Par ces spécificités régionales réelles, bien différentes de la tentation régionaliste d’une « identité alsacienne » sacrée et sa folklorisation par choucroute et cigogne interposées, le travail de réconciliation s’est directement traduit dans la quête d’une identité plurielle, dont la réalité est aujourd’hui à la fois incontournable et fragile. Dans cette quête, étayée par la connaissance de l’histoire et le travail de mémoire, l’évidence de la localisation européenne entre France et Allemagne tend aujourd’hui à prévaloir. En effet, le rapport des personnes à l’histoire ne relève pas en premier lieu de la « grande histoire », mais surtout de leur situation personnelle et familiale. L’histoire qu’ils ont vécue (ainsi que leurs parents et grands-parents) de même que celle qu’ils vivent au présent, est le gage principal de l’actualité de la réconciliation. Citons l’exemple des travailleurs transfrontaliers, malgré une baisse de leur nombre au cours des dernières années, qui en est un vecteur considérable : en 2016, près de 50 000 « navetteurs » alsaciens et mosellans travaillaient en Allemagne (chiffres de l’Observatoire régional emploi formation ; pour les employés allemands en Alsace-Moselle, aucune statistique n’est connue – ils seraient beaucoup moins nombreux du fait de la barrière de la langue).

 La langue comme vecteur de réconciliation

C’est le multilinguisme qui reste le premier marqueur d’une identité plurielle et réconciliée en Alsace-Moselle. Certes, la part de l’allemand et des dialectes a fortement diminué dans la vie quotidienne, dominée par les réalités françaises. Depuis les années 1960, la présence de personnes qui ne sont pas nées dans la région a beaucoup augmenté – or, ces derniers ont gardé leur identité propre, française ou étrangère. Il n’est pas surprenant que la société multiculturelle tende à reléguer la quête d’une identité plurielle régionale, bien dans l’esprit de la réconciliation franco-allemande, à un rang inférieur.

Toutefois, quelque 750 000 personnes (sur 2,8 millions d’habitants en Alsace-Moselle) parlent ou comprennent toujours les dialectes que l’on regroupe sous les collectifs « Alsacien » et « Francique lorrain ». En Alsace, la proportion de dialectophones concerne 74 % des plus de 60 ans, mais 12 % seulement des 18-29 ans. Il existe un réseau de plusieurs centaines d’écoles bilingues, publiques et privées, dites « paritaires », qui proposent un enseignement en français et allemand, de la crèche jusqu’au baccalauréat. L’apprentissage n’y concerne pas directement les dialectes, mais l’allemand standard, étant donné que ces premiers ont besoin du « haut allemand » pour se maintenir comme une variante (surtout orale) de cette langue. Il est avéré que sans la connaissance de l’allemand standard, les dialectes alsaciens et mosellans s’étiolent.

La réconciliation se traduit ici dans l’objectif, fixé à l’éducation nationale par les autorités politiques, de continuer à apprendre et à pratiquer l’allemand sous ses différentes formes en Alsace-Moselle, là précisément où cette langue a été ressentie, surtout après 1945, comme la langue de l’ennemi. En dépit de la difficulté d’apprendre et de pratiquer deux langues en même temps et à la même hauteur (expérimentée également dans d’autres pays tels que la Suisse), cette vision va bien au-delà de considérations pragmatiques en vue d’échanges transfrontaliers : elle affirme concrètement qu’une culture locale de la réconciliation ne saurait se développer en ignorant le passé de la région. Des êtres humains sans lien avec leur histoire et une culture séculaire seraient appauvris. L’abandon ou la perte du bilinguisme seraient assurément une régression pour le projet d’une identité plurielle. Rares sont certes les bilingues parfaits, mais il ne semble pas impossible de créer au moins une sensibilité linguistique à l’autre langue. Dans cet esprit, une option « langue et culture régionales » a été mise en place dans les collèges et lycées ; elle n’a toutefois été choisie que par une petite minorité.

 Histoire et institutions

Malgré les efforts éducatifs, une large majorité des habitants d’Alsace et de Moselle passent à côté de ce qui, dans les villes et les villages, les rues et les monuments, exprime l’histoire particulière de la région. Le fait que, il y a cent ans, il fallait prouver que l’Alsace-Moselle était bien française (ou, de l’autre côté du Rhin, qu’elle serait allemande) leur échappe ; d’où le projet, sur le modèle du manuel commun franco-allemand d’histoire publié en 2006, d’un manuel transfrontalier portant sur l’histoire du Rhin supérieur.

L’identité plurielle et réconciliée, dont le bilinguisme est un facteur majeur, s’actualise aussi dans les institutions civiles. Comme toute vie sociale, une identité a besoin d’un cadre et de supports pour exister et se perpétuer ; la nécessité d’institutions en faveur d’une identité plurielle y trouve sa justification. Ainsi, la préoccupation politique est constante en Alsace-Moselle : l’autorité régionale doit être vraiment régionale et exercer un pouvoir réel. Pour le dire d’un mot : les décisions ne doivent pas se prendre seulement à Paris. Immanquablement, la création du « Grand Est » en 2015, pour rationnelle qu’elle soit, se heurte notamment en Alsace à une réticence profonde, inscrite dans les mentalités, comme à l’aspect transfrontalier de la réalité régionale : concrètement, elle risque d’atténuer l’efficacité des institutions locales qui ont contribué à surmonter l’antagonisme franco-allemand. Depuis 1988, un programme d’actions communes dans l’espace qui englobe la Rhénanie-Palatinat, le Bade-Wurtemberg et l’Alsace du Nord (connu sous le nom de PAMINA) œuvre à une cohésion de ces territoires. Les programmes « Interreg » et les « Eurodistricts » (Strasbourg-Ortenau, Fribourg-Alsace, Bâle-Lörrach-Mulhouse, Sarre-Moselle) visent la coopération en matière de transports, de développement économique, d’éducation, de culture, d’infrastructures, voire à l’intégration des collectivités territoriales qui les constituent. Créé, en 2015, « Eucor – le Campus européen », groupement trinational de cinq universités d’excellence du Rhin supérieur (Bâle, Fribourg, Mulhouse, Strasbourg et Karlsruhe) réunit 15 000 enseignants-chercheurs, 11 000 doctorants et plus de 120 000 étudiants et propose des diplômes communs.

 L’apport des religions à la réconciliation

Finalement, en matière de construction d’une identité plurielle et réconciliée, le rôle des religions est décisif. En Alsace-Moselle, leur présence et leur poids sont d’abord liés aux cultes dits « statutaires » ou « reconnus ». Les diocèses catholiques de Strasbourg et de Metz, l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (Fédération de l’Église de la Confession d’Augsbourg et de l’Église réformée) et la religion juive, distribuée en trois consistoires départementaux, sont organisés conformément au concordat de 1801 et aux articles organiques du culte catholique et des cultes protestants de 1802 (les règles d’organisation étant différentes pour chaque culte). Ce droit local des cultes alsacien-mosellan est caractérisé par la coopération entre les pouvoirs publics et les autorités religieuses, par un soutien financier public aux institutions et aux personnels cultuels et enfin par un contrôle de l’administration sur le fonctionnement de ces institutions et sur la nomination des personnels. Mais les cultes reconnus, bien qu’organisés dans le cadre du droit public, sont avant tout des institutions privées et autonomes exerçant une activité d’intérêt général.

À ce titre, leur participation à la continuité de la réconciliation ne peut être sous-estimée. Dans les années d’après-guerre, des contacts avaient été noués entre des Églises des deux côtés du Rhin, ou entre celles de la Moselle et des paroisses allemandes. Du côté protestant, la Conférence des Églises riveraines du Rhin (KKR, créée en 1961) s’efforce de valoriser la diversité des approches culturelles et théologiques. Un recueil de cantiques allemand (avec un certain nombre de chants en français) a paru en 1993 avec une annexe commune aux Églises protestantes d’Alsace, de Bade et du Palatinat. Régulièrement, des cultes transfrontaliers et œcuméniques réunissent les communautés ; pour le centenaire de 1918, une célébration interreligieuse sur une passerelle enjambant le Rhin est prévue.

La multiplication des réunions transfrontalières ne doit cependant pas faire illusion : bien des obstacles restent à franchir pour réaliser en profondeur et dans la durée une véritable réconciliation, allant au-delà des pionniers et des militants acquis à la cause. Une identité plurielle nourrissant des pratiques comme le bilinguisme et basée sur la place faite aux religions se heurte aussi aux pesanteurs administratives et à la persistance d’une conception prioritairement nationale du vivre ensemble. Toutefois, dans la perspective d’une « capacité de réconciliation », la situation en Alsace-Moselle paraît moins exotique : si beaucoup, dans la République laïque, s’accordent sur le fait que l’on devrait reléguer la religion à la sphère privée tout en reconnaissant qu’elle est porteuse de dialogues au sein de la société, alors le « modèle alsacien-mosellan » n’a peut-être pas encore démérité

 

À lire les articles de Maxime Michelet  » L’armistice et la paix : requiem et nativité «  et Jean-François Collot d’Escury  » À quelles conditions la guerre est-elle au service de de la paix ? « 

 

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À propos Rudi Popp

est pasteur de la paroisse du Temple Neuf à Strasbourg (UEPAL) depuis 2012. De 2003 à 2012, il a servi en tant que pasteur au sein de l’Eglise réformée d’Epernay-Reims, et comme pasteur référent auprès des Églises réformées des Ardennes à Charleville-Mézières et Sedan. Depuis 2018, il est président du Conseil protestant de Strasbourg.

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