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Un requiem pour les vivants

 

Johannes Brahms en 1866, deux ans avant la composition de son Requiem allemand.

La première fois que j’ai écouté le Requiem allemand de Brahms, j’ai été saisie. Le premier mouvement m’a semblé doux, il invite à se laisser désarmer. La musique vous enveloppe délicatement et vous offre un appui, alors vous vous appuyez. Le premier mouvement finit dans un éclat retenu. Une fois désarmé par le premier mouvement, vous êtes à la merci du deuxième, qui commence, avec son cortège de ténèbres (« Car toute chair est comme l’herbe […] elle sèche et la fleur tombe »). C’est irrésistible, cette musique a plus de force que vous, cela peut être à la limite du supportable. Le deuxième mouvement se déploie, les ténèbres sont encore bien là, mais la musique alterne entre elles et des voix qui s’opposent à elles. Vous ne savez pas qui prendra le dessus, et le thème de la finitude continue d’être martelé. La tension dramatique augmente et soudain, les ténèbres recouvrent tout, elles viennent trouver la peine tapie au plus profond de vous. Si vous reteniez des larmes, elles couleront. Votre tristesse a le champ libre pour se laisser aller, elle est portée par la musique. Le troisième mouvement commence par l’appel sombre du baryton (« Seigneur, apprends-moi donc que ma vie a une fin et que je dois partir d’ici »). Des voix lui répondent,et le mouvement se termine par une fugue enjouée. Le quatrième mouvement nous extirpe de là où nous étions, de ce combat entre ténèbres et lumières, pour nous faire entendre une musique apaisée (« Vous êtes maintenant dans la tristesse mais je vous reverrai »). Le cinquième mouvement est un dialogue doux mais grave sur la tristesse, entre la soprano et le chœur, qui semble ne pas se conclure. Le sixième mouvement commence avec le chœur et le baryton qui évoquent calmement un mystère (la résurrection) puis soudain la musique se fait plus fébrile. Tout ce mouvement se déroule sans que vous pensiez à autre chose qu’à sa beauté. Arrive le septième et dernier mouvement, qui commence avec une gravité que vous aviez oubliée, obnubilé que vous étiez par la beauté. Reviennent alors des notes qui parlent à votre tristesse, mais tout dans la musique s’adresse à elle, captant son poids. Vous êtes entre les mains de la musique qui, lentement, avance sans vous lâcher, avance vers de plus en plus de clarté, en reprenant des éléments connus du premier mouvement que petit à petit vous reconnaissez et appréciez de retrouver. Alors se profile le moment où vous êtes uniquement dans la clarté, délesté du fardeau de votre tristesse, dans l’éclat enfin plein qui avait été retenu à la fin du premier mouvement, vous êtes porté aux nues par les voix et la harpe.

À la mort d’un proche, vous arrivez au culte d’action de grâce lié par la peine, sonné par l’absurdité de la mort, vous n’avez peut-être même pas encore été capable de pleurer, parce que vous n’y croyez pas. Il faudra parfois l’arrivée du cercueil dans le temple pour que la mort devienne réelle. Le culte d’action de grâce est fait pour ceux qui sont venus, à moitié vivants, éplorés, amputés d’un être humain qui a compté dans leur vie. La liturgie du début du culte doit nous mettre dans un état où nous serons capables de faire face à notre tristesse, de la laisser s’exprimer vraiment. La prédication doit nous faire entendre une parole de vie malgré tout, puis la liturgie de la fin du culte doit nous permettre de retourner dans le monde, endeuillés mais bien vivants : le culte n’a pas effacé ce avec quoi nous sommes arrivés, il l’a transformé.

C’est ce que fait le Requiem allemand de Brahms. Vous êtes arrivé à cette musique chargé de votre tristesse, tourmenté par les puissances de mort, et vous avez été ressuscité.

 

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À propos Abigaïl Bassac

est titulaire d’un master de l’École Pratique des Hautes Études (section des sciences religieuses) et étudiante en master de théologie à Genève. Elle est assistante des enseignants à l’Institut Protestant de Théologie et directrice de la rédaction d’Évangile et liberté.

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