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La famille

 

Francisco Goya : La famille de l’infant Don Luis de Borbón. Madrid, Musée du Prado.

Francisco Goya : La famille de l’infant Don Luis de Borbón. Madrid, Musée du Prado.

Un papa, une maman, des enfants. Image classique de la famille, souvent mise en avant par les médias, en particulier lorsque l’on s’approche de la période de Noël… À première vue, on pourrait penser que la Bible défend cette vision « classique » de la famille – c’est du moins ce que beaucoup de lecteurs et de lectrices pensent. Or la Bible est bien loin d’être unanime sur ce qu’est la famille ou sur ce qu’elle devrait être. Mais en même temps, la Bible, explicitement ou non, informe notre conception de la famille, contribue à ce que nous considérons comme étant la famille, la famille de sang, la famille sociale, la famille comme foyer. Elle fait partie de notre paysage culturel quand il s’agit de dénouer les fils de notre composition de la famille, parce que les textes qu’elle contient travaillent cette notion et l’utilisent pour construire un message à propos de la façon dont Dieu et les êtres humains interagissent. D’une part, les liens entre les humains et Dieu sont parfois présentés comme similaires aux liens familiaux (on le verra chez Paul) ; d’autre part, on rencontre également plusieurs familles concrètes dans les textes bibliques.

Nous aimerions donc conduire nos réflexions autour de la famille un peu plus loin que celles qui peuplent les pages des magazines à cette époque de l’année, et qui nous indiquent comment survivre au réveillon avec belle-maman, comment choisir le cadeau idéal pour son frère, ou comment préparer un repas de Noël qui plaira aux enfants comme aux végétariens. Et nous aimerions le faire en partant de quelques textes bibliques importants.

 La famille originelle

1L’homme eut des relations avec Ève, sa femme ; elle fut enceinte et mit au monde Caïn. Elle dit : J’ai produit un homme avec le SEIGNEUR. 2Elle mit encore au monde Abel, son frère. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur. 3Après quelque temps, Caïn apporta du fruit de la terre en offrande au SEIGNEUR. 4Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse. Le SEIGNEUR porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; 5mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très fâché, et il se renfrogna. 6Le SEIGNEUR dit à Caïn : Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? 7Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer ! 8Caïn parla à Abel, son frère ; comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. 9Le SEIGNEUR dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? 10Alors il reprit : Qu’as-tu fait ? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. 11Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. 12Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. 13Caïn dit au SEIGNEUR : Ma faute est trop grande pour être prise en charge. 14Tu me chasses aujourd’hui de cette terre ; je serai caché, tu ne me verras plus, je serai errant et vagabond sur la terre ; et si quelqu’un me trouve, il me tuera. 15Le SEIGNEUR lui dit : Alors, si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne l’abattent pas. 16Puis Caïn se retira de devant le SEIGNEUR et s’installa au pays de Nod (« Vagabondage »), à l’est d’Éden. (Gn 4,1-16, NBS)

Notre point de départ se situe dans la famille originelle, du moins du point de vue de la Bible : Adam, Ève, Caïn et Abel. Cette famille trouve un écho plus ou moins direct dans une famille qui deviendra ensuite la sainte famille et qui, à cette période de l’année, habite les crèches des églises et de certains foyers : Joseph, Marie et Jésus. À partir de ces deux familles, nous vous proposerons une réflexion sur ce que la famille est capable de faire, dans la Bible, tant d’un point de vue positif que négatif et nous essayerons de montrer qu’il n’est pas possible, ni utile, de se tourner vers la Bible pour trouver un modèle de ce que la famille devrait être. Mais, pour l’instant, nous commençons avec notre famille initiale.

Dans Gn 4,1-8, nous retrouvons Adam et Ève après leur expulsion d’Éden. Dieu les a punis, a annoncé à Ève en particulier que le prix de sa transgression se trouverait dans les douleurs de l’accouchement et dans le désir pour l’homme. Malgré cela, le premier geste que le texte biblique rapporte à leur sujet, après la débâcle du paradis, est celui de fonder une famille. D’un point de vue interne à la logique du récit, cette action est compréhensible : Dieu vient d’expliquer à Ève que l’une des conséquences de sa désobéissance sera précisément les douleurs de l’accouchement et son désir pour l’homme, qui lui, de son côté, la dominera (Gn 3,16). Le lecteur ou la lectrice, le parent qui découvre le récit, peut se demander si leur décision est bien raisonnable et s’interroger sur la pertinence de faire suivre la crise du paradis par la naissance d’enfants. Mais le texte ne se préoccupe pas de cette question. Il passe sous silence les motivations personnelles d’Adam et Ève. Nous verrons que ces silences sont nombreux dans ces quelques versets et qu’ils laissent la porte ouverte à l’interprétation. Ces silences sont importants à identifier dans la mesure où ils sont autant d’endroits où l’imagination du lecteur ou de la lectrice peut se glisser pour offrir des explications.

Le texte ne s’interroge donc pas sur la logique qui anime Adam et Ève et nous annonce d’emblée la naissance de Caïn. Cette naissance, les commentateurs le soulignent abondamment, est particulière. Littéralement, le texte hébreu indique qu’Ève a acquis (qanah) un homme (ish) avec Dieu. On peut relever au moins trois éléments intéressants dans ce premier verset :L’emploi du verbe qanah est remarquable. Il est mis en lien avec le nom de Caïn (q’n), et est utilisé pour parler de transactions commerciales.

Cette transaction se joue avec Dieu et concerne un homme. Les traducteurs grecs de la Septante seront dérangés par cet aspect du texte, qui semble suggérer que Dieu est impliqué dans la conception de Caïn, et choisiront de dire qu’Ève a acquis un homme à travers (dia) Dieu. Mais, dans le texte massorétique [NDLR : texte hébreu de la Bible hébraïque], Ève est présentée comme ayant l’initiative d’une transaction avec Dieu qui lui permet de recevoir un homme.

Le mot employé pour décrire Caïn, ish, est celui qui est utilisé pour la première fois afin de désigner Adam après la création d’Ève (Gn 2,23). Il souligne la différence entre Ève, la femme, et Adam, l’homme. Le mot n’évoque donc pas la naissance d’un fils et encore moins celle d’un enfant, mais parle plutôt d’un homme, acquis avec Dieu. Le texte laisse entendre une autonomie tant d’Ève que de Caïn dans cette histoire de création d’une descendance.

L’apparition surprenante de Caïn est suivie par la naissance traditionnelle, elle, d’Abel. Dès le départ, si on s’attache un tant soit peu aux noms de Caïn et Abel, on perçoit une différence entre les deux frères : l’un est présenté comme la coacquisition de Dieu et d’Ève, l’autre est présenté comme une nuée, un néant (la racine hbl, utilisée aussi en Ecclésiaste 1,2, signifie « rien, néant, vide »).

Pourtant l’histoire surprend encore une fois : Dieu va reconnaître le sacrifice de celui qui est présenté comme « rien » et dédaigner l’offrande de celui avec lequel il semble être impliqué le plus directement. Dieu peut alors être perçu comme le personnage le plus problématique de ce récit qui met en scène une famille décidément surprenante : Dieu est impliqué dans la création de Caïn, mais il privilégie ensuite le frère qui ne compte pour rien, tout en conseillant de manière bien inutile à celui qu’il a contribué à faire exister : ne te laisse pas dominer par ton désir.

À ce moment, l’histoire rejoint à nouveau le sens porté par les noms donnés aux deux frères. Comme le dit avec humour le rabbin Delphine Horvilleur : « Un beau jour, demi-Dieu assassinera clopinette. » Au vu des dynamiques provoquées par Dieu dans son traitement des deux frères, il ne faut peut-être pas s’en offusquer particulièrement. Le meurtre d’Abel a le potentiel d’évoquer les dangers liés à deux émotions puissantes souvent ressenties au sein de la famille : d’une part la jalousie entre frères et sœurs par rapport à une figure d’autorité (qu’elle soit divine ou parentale) et d’autre part, l’expérience qui peut être dévastatrice de voir son don, son cadeau, rejeté par celui ou celle à qui on cherche à plaire.

Notre première famille est donc mal partie et semble tout aussi dysfonctionnelle que bon nombre de nos familles contemporaines (encore une thématique souvent exploitée par les magazines au moment de Noël). Pourtant, et c’est peut-être là qu’on trouve le point le plus intéressant de ce récit, l’histoire continue. Cette famille meurtrie et bringuebalante ne disparaît pas suite à l’action de Caïn. Au contraire, Dieu s’implique à nouveau et protège Caïn, lui permettant de fonder à son tour une famille (Gn 4,15-17). La généalogie d’Adam et d’Ève continue elle aussi (Gn 4,25). Le texte biblique ne nous en dit pas beaucoup plus sur les motivations profondes des personnages, ou sur leurs interactions à la suite de ce premier drame. C’est en fait nous, lecteurs et lectrices de cette histoire, qui avons la possibilité de décider si ce récit initial est positif ou au contraire dangereux et négatif. La façon dont nous réagissons en révèle plus sur nous, sur notre conception de Dieu, sur notre conception de la famille, que sur le texte lui-même. On peut reconnaître l’ambivalence du destin de Caïn, à la fois protégé et maudit par sa relation à son frère mort (Gn 4,10), condamné à porter ce lien pour toujours. On peut y sentir les échos de situations personnelles où les relations avec frères et sœurs ne vont pas simplement de soi, mais ne peuvent pas non plus être éliminées une fois pour toutes. Même pour Caïn, le sang d’Abel continue de crier. On peut trouver du réconfort dans la naissance de Seth, qui continue la lignée d’Adam et Ève malgré la mort d’Abel (Gn 4,25), mais l’on peut aussi reconnaître les difficultés créées par le culte à un Dieu qui semble enclin à provoquer la jalousie entre ceux censés être les plus proches.

 L’enfant-roi et la maternité idéalisée

18Voici comment arriva la naissance de Jésus-Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph ; avant leur union, elle se trouva enceinte par le fait de l’Esprit saint. 19Joseph, son mari, qui était juste et qui ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la répudier en secret. 20Comme il y pensait, l’ange du Seigneur lui apparut en rêve et dit : Joseph, fils de David, n’aie pas peur de prendre chez toi Marie, ta femme, car l’enfant qu’elle a conçu vient de l’Esprit saint ; 21elle mettra au monde un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. 22Toutcela arriva afin que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par l’entremise du prophète : 23La vierge sera enceinte ; elle mettra au monde un fils et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. 24À son réveil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné, et il prit sa femme chez lui. 25Mais il n’eut pas de relations avec elle jusqu’à ce qu’elle eût mis au monde un fils, qu’il appela du nom de Jésus. (Mt 1,18-25, NBS)

Des difficultés de la famille initiale, nous passons à la sainte famille représentée par Matthieu dans l’évangile de l’enfance. Là encore, la destinée de la famille de Jésus connaît de nombreuses péripéties. Dans l’extrait choisi, l’évangile de l’enfance nous raconte, à demi-mot, la détresse d’un fiancé qui apprend que celle qui lui était promise se retrouve enceinte avant le mariage (Mt 1,18-19). C’est une intervention divine qui lui permettra de faire face à cette nouvelle dérangeante, apparemment sans trop de difficultés.

Là non plus, le texte ne s’attarde pas sur les états d’âme de Joseph (et encore moins sur ceux de Marie) mais oriente l’audience sur l’enfant à naître, présenté comme celui qui accomplit une prophétie reprise d’Ésaïe 7,14. Malgré l’histoire de la réception de ce texte, qui fera grand cas de la virginité de Marie, la reprise d’Ésaïe par le rédacteur de l’évangile de Matthieu s’intéresse surtout au nom de l’enfant, Emmanuel. Ce nom sera redéployé dans la narration matthéenne pour établir dès le commencement l’impact du personnage de Jésus sur l’histoire d’Israël.

C’est l’importance de l’enfant à naître pour le sort d’Israël qui compte pour l’évangile de Matthieu, et non pas le fait que cet enfant naisse de manière illégitime dans un couple à peine formé. Là encore, les espaces ouverts par le texte peuvent résonner de manière différente chez le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui.

On peut bien sûr, surtout à l’époque de Noël, évoquer les nombreuses lectures de ce texte (et de son pendant dans l’évangile de Luc) qui mettent en avant la fragilité et la vulnérabilité de la conception et de la naissance de Jésus : sa mère est une jeune fille sans défense ; dès sa naissance, l’enfant est menacé par un roi qui en veut à sa vie. Il y a une vision romantique liée à l’incarnation d’un Dieu tout-puissant dans un tout-petit.

Dans ces interprétations (que l’on retrouve également souvent dans les scénarios des films produits par Disney), la famille fonctionne comme une cellule qui peut faire face à tout et vaincre tous les dangers. Elle doit aussi être préservée envers et contre tout. Ces attentes et ces espoirs liés à la famille peuvent être analysés comme cristallisant des désirs liés à la naissance d’un enfant. L’arrière-plan de la prophétie au sujet de l’Emmanuel qu’on trouve en Ésaïe 7,14 implique une foi dans le fait que YHWH demeurera fidèle et préservera l’alliance face à des menaces extérieures. En Ésaïe, l’Emmanuel représente une continuation et un espoir, une promesse qu’Israël ne disparaîtra pas face aux menaces ennemies. Pour les évangiles et pour Ésaïe, la venue de l’enfant promis porte un impact politique quant à la destinée d’Israël. Dans le contexte des évangiles, la famille de Jésus peut être présentée comme une alternative à la famille incarnée par l’empereur romain et son entourage.

Ce désir d’enfant, moins la dimension politique présente en Ésaïe et dans les évangiles, trouve un écho aujourd’hui dans le développement publicitaire et l’apparition d’un marché autour de la naissance, en particulier dans les classes moyennes supérieurs en Europe et aux États-Unis. Qu’on pense par exemple à la « baby shower » américaine, durant laquelle les futurs parents reçoivent tout ce dont ils pourront avoir besoin (ou non) pour leur futur enfant, ou à l’importance de décorer la chambre de l’enfant à naître. Ces manifestations révèlent, nous semble-t-il, un fantasme quant à l’enfant comme celui qui permet un véritable recommencement, qui offre une solution à toutes les difficultés. En cela, elles ne sont pas si éloignées du désespoir des femmes stériles et menacées d’ostracisme social dans les récits bibliques.

Affiche de la série télévisée américaine Modern Family .

Affiche de la série télévisée américaine Modern Family .

Le corollaire de ce désir fantasmé pour l’enfant sauveur se trouve dans une idéalisation de la maternité que l’on peut retracer aussi dans les textes bibliques. On trouve de nombreuses mères dans les textes bibliques, mais Marie est probablement la plus célèbre. Elle devient la première victime littéraire de cette idéalisation de la maternité, elle qui, très rapidement, suscitera une production écrite préoccupée par sa virginité avant, pendant et après la naissance (par exemple le Protévangile de Jacques, un écrit du IIe siècle, qui retrace la naissance et l’enfance de Marie). On retrouve cette interprétation de la maternité comme l’événement qui permet le salut de la femme dans les écrits canoniques également. L’évangile de Luc dans le Magnificat (Lc 1,46-55) présente Marie comme exaltée à travers la maternité. Chez Luc, la maternité permet l’élévation de Marie et reste un événement au potentiel subversif, puisque cette maternité signifie aussi la fin du règne des puissants. Certains écrits canoniques effaceront cette dimension subversive.

 La maternité disciplinée

C’est ici que nous vous proposons un troisième texte dans notre parcours sur la famille :

12Je ne permets pas à la femme d’enseigner, ni de dominer l’homme ; qu’elle demeure dans le silence. 13En effet, Adam a été façonné le premier, Ève ensuite ; 14et ce n’est pas Adam qui a été trompé, c’est la femme qui, trompée, s’est rendue coupable de transgression. 15Elle sera néanmoins sauvée en devenant mère, si elle demeure dans la foi, l’amour et la consécration, avec pondération. (1 Tm 2,12-14)

Ce texte reprend la malédiction d’Ève dans Gn 3,16 et la réinterprète. Le texte ne remet pas en question le contenu de la malédiction, à savoir les douleurs de l’accouchement, le désir de la femme pour l’homme et le fait de la soumission de la femme à l’homme. L’auteur de 1 Tm utilise ces éléments pour en faire des véhicules du salut de la femme, à condition que celle-ci incarne la foi, l’amour et la consécration, dans une attitude raisonnable et mesurée. Si c’est bien la maternité qui assure le salut de la femme, cette maternité n’est pas comprise comme une maternité naturelle, mais c’est au contraire une maternité disciplinée, à travers des vertus reconnues par l’auteur de 1 Tm.

La relecture de 1 Tm se concentre sur certains éléments particuliers de Genèse et en ignore (probablement de façon volontaire) d’autres. Par exemple, la complicité d’Adam dans l’épisode de la transgression est complètement passée sous silence. Par ailleurs, la façon quasi autonome qu’Ève utilise pour obtenir un homme avec Dieu ne semble pas rentrer dans les critères de maternité évoqués par l’auteur de 1 Tm. La maternité, un événement qui évoque le domaine féminin par excellence, est ici contrôlée par des critères masculins. L’angle interprétatif de 1 Tm permet aux hommes de maîtriser la façon dont la maternité, et donc également la féminité, est incarnée au sein des communautés de premiers croyants en Christ. Dans ce cas-là, l’emploi d’un langage lié à la maternité et à la famille permet d’assurer la reproduction d’une idéologie patriarcale au sein des premières assemblées. Nous sommes confrontés à un usage traditionnel et conservateur de thèmes associés à la famille.

 Lire à contre-courant : l’oikos divin (la maisonnée divine)

Sommes-nous ici face aux limites mêmes de la Bible, une collection de textes qui reflètent les idéologies dominantes des cultures qui les ont vus naître, ou sommes-nous en mesure, en tant qu’interprètes, de lire « contre » ces idéologies, pour délimiter une autre compréhension de la famille ? À nouveau, nos interprétations dévoileront plutôt nos propres attentes et désirs que les vérités des textes. Nous vous proposons une dernière étape dans notre parcours avec deux courts extraits des épîtres de Paul : Galates 4,5-7 et Romains 14,7-9.

« … lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et sous la loi, 5afin de racheter ceux qui étaient sous la loi, pour que nous recevions l’adoption filiale. 6Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans notre coeur l’Esprit de son Fils, qui crie : « Abba ! Père ! » 7Ainsi tu n’es plus esclave,mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier, du fait de Dieu. »

« 7En effet, aucun de nous ne vit pour lui-même, et aucun ne meurt pour lui-même. 8Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous appartenons donc au Seigneur. 9Car si le Christ est mort et a repris vie, c’est pour être le Seigneur des morts et des vivants. »

Dans ces passages tirés des lettres de Paul, nous nous éloignons d’une évocation littérale de la famille afin d’élargir notre champ de réflexion. Dans le premier passage, tiré de l’épître aux Galates, Paul évoque l’envoi du fils, né d’une femme, par Dieu pour effectuer un changement de l’identité des hommes sur terre et les faire participer à la filiation divine. À travers l’événement du Christ, Paul indique que les hommes (Paul reste un enfant de son temps dans le sens où, pour lui, les êtres humains qui comptent sont les mâles) ont échappé à leur destinée d’esclaves pour devenir fils, et héritiers, au même titre que le Christ. La conception de la famille est élargie pour inclure tous ceux qui reconnaissent en Jésus l’arrivée du Messie.

On trouve ici une évocation de ce que Paul construit comme l’oikos (la maisonnée) divine. Paul s’inscrit dans une réalité sociale et concrète du Ier siècle pour réapproprier des concepts avec lesquels son audience aurait été familière. Faire partie de l’oikos divin signifie avoir droit à la protection divine, bénéficier de certains avantages, mais également avoir la responsabilité de rendre des honneurs. Cela signifiait également une forme d’égalité pour les différents membres du foyer.

Cette égalité se manifeste de manière très claire dans l’extrait de l’épître aux Romains, qui affirme où doit se situer la loyauté première du croyant en Christ : c’est au Christ que le croyant en Christ appartient en premier. Cela signifie la nécessité pour chaque membre de l’oikos de reconnaître la primauté fondamentale du Christ, et la responsabilité que les membres ont les uns envers les autres.

Cette évocation du lien familial qui unit les croyants en Christ explique la désignation « frères » (adelphoi) que Paul utilise souvent pour s’adresser à ses communautés. Ces frères définis par leur appartenance aux communautés de croyants en Christ nous permettent de retourner aux frères qui ont ouvert notre réflexion sur la famille, Caïn et Abel.

Nous n’avons pas parlé de la question que Caïn pose en réponse à la question de Dieu : « Où est Abel, ton frère ? » Caïn répond à Dieu : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9). Le texte de Genèse évite soigneusement de répondre à cette question. Paul suggère que la réponse à cette question se doit d’être « oui ». Au sein d’une famille caractérisée, pour Paul, par l’appartenance au Christ, chaque frère se doit non seulement de savoir où son frère se trouve mais est responsable de son bien-être. On le voit dans les instructions éthiques que Paul transmet à ses communautés. En particulier dans sa lettre aux Romains, Paul explique que chaque frère, surtout le frère fort, doit porter les frères plus faibles (15,1). En Galates 6,2, il indique même que porter le fardeau du frère équivaut à accomplir la loi du Christ.

 Pour conclure

Au terme de ce parcours dans les textes bibliques à la recherche d’une conception de la famille, nous aimerions souligner deux éléments qui nous semblent importants. Tout d’abord, il n’est pas possible d’identifier une seule conception de la famille dans la Bible ; au contraire, on découvre des constructions différentes de la famille. Nous aurions pu faire une liste des différentes familles bibliques, par exemple David qui obtient un héritier à travers une relation adultère avec Bethsabée (2 Sam 11-12), ou Abraham qui répond à la stérilité de sa femme en prenant une deuxième femme, elle-même chassée quand la première accouche finalement d’un fils (Gn 16 et 21), ou encore Ruth qui trouve un mari pour assurer la sécurité de Naomi, sa belle-mère d’un mariage précédent, ou même Jésus qui présente ses disciples comme remplaçant sa famille de naissance (Mt 12,49-50).

Tous ces textes évoquent des conceptions de la famille différentes, qui peuvent (ou non) se rattacher à nos propres présuppositions. Il faut insister sur le fait que la Bible elle-même ne contient pas une définition de la famille (et surtout pas l’idée de la famille comme « un papa, une maman ») mais que nous projetons souvent nos propres désirs sur les textes. Enfin, nous aimerions terminer en disant que si certains textes offrent une interprétation de la famille qui nous semble étroite et dommageable, comme c’est le cas pour 1 Tim 2, il est aussi possible et nécessaire de proposer des contre-lectures qui remettent en question les constructions de la famille comme quelque chose de saint et d’immuable. Ces contre-lectures nous impliquent en tant qu’interprètes, elles nous font réfléchir, elles questionnent le texte.

Nous avons par exemple présenté la reconstruction de l’oikos chez Paul comme un modèle plus ouvert que celui proposé par 1 Tim. En même temps, Paul aussi fait face à ses propres limites : dans cet oikos, ceux qui comptent sont les frères. Les sœurs ne sont pas mentionnées. Notre responsabilité en tant qu’interprètes est aussi de mettre en lumière celles et ceux qui sont souvent passés sous silence par les textes bibliques pour éviter que ces derniers ne deviennent des camisoles de force qui limitent notre créativité et nos imaginations

Mikael Larsson et Valérie Nicolet

À lire l’article de Abigaïl Bassac  » Penser la famille  »

 

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À propos Mikael Larsson

est professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie de l’Université d’Uppsala (Suède). Il travaille sur l’emploi métaphorique de la notion d’« enfant » dans l’Ancien Testament, et en particulier dans le livre d’Ésaïe. Il s’intéresse aussi à l’histoire de la réception des textes de l’Ancien Testament, et aux approches critiques (notamment féministes) des textes.

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