On se souvient comment Jacob avait usurpé la bénédiction de son père Isaac en se faisant passer pour son frère aîné (et néanmoins jumeau) Ésaü. Et comment il avait dû fuir au loin chez son oncle Laban pour éviter la vengeance d’Ésaü. Vingt ans plus tard, les deux frères ennemis consentent à se revoir. Mais Jacob, apprenant que son frère marche vers lui avec 400 hommes, est saisi d’angoisse. Il envoie en éclaireurs ses serviteurs, avec beaucoup de bétail à offrir, et il prie le Seigneur Dieu pour qu’Ésaü ne le frappe pas, lui et sa famille.
Au gué du Yabboq, juste avant de pénétrer à nouveau dans la terre de ses ancêtres, mais aussi juste avant la rencontre redoutée, Jacob doit lutter toute la nuit contre un homme qui garde le passage. Ils se roulent longuement dans la poussière et Jacob finit par vaincre cet inconnu. Intrigué quand même, Jacob implore sa bénédiction. La réponse de l’inconnu est une véritable révélation : « On t’appellera Israël car tu as lutté contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté. »
Ainsi l’homme vaincu était Dieu. Ce très vieux texte de la Genèse nous fait remarquer que lorsqu’on s’attaque à un homme et le bat, on s’attaque à Dieu lui-même, sans qu’on le reconnaisse nécessairement. Mais il veut aussi mettre en garde le peuple d’Israël qui est identifié ici à Jacob : Dieu n’est pas toujours du côté du peuple élu. Dans les moments difficiles, il est aussi du côté de cet homme, ou de cet autre peuple, qu’Israël a combattu et vaincu.
Dans la suite du récit, Jacob retrouve Ésaü et la rencontre se passe fort bien : les deux frères s’étreignent et s’embrassent, ils font la paix. Et Jacob, dans son émotion, confond la face de son frère et la face de Dieu qu’il a combattu toute la nuit. Il s’attendait à une lutte terrible avec son frère. Et la lutte s’est produite avec un autre, au gué du Yabbok. Mais était-il vraiment un autre ? Dans la tête un peu troublée de Jacob, cet inconnu était Dieu, mais il était aussi son frère, celui qu’il a roulé en usurpant sa bénédiction, et que, 20 ans plus tard, il a à nouveau roulé dans la poussière et imploré finalement pour une bénédiction.
Beaucoup se demandent qui est Dieu, que fait-il, comment intervient-il parmi les hommes ? Tous les récits bibliques évitent les réponses trop faciles et qui ne seraient pas pertinentes. Parce que Dieu ne se laisse pas décrire par l’intelligence humaine. La longue tradition biblique a eu l’intuition de Dieu, ce que nous appelons la révélation. Ici, la Bible nous révèle que Dieu se rencontre dans le frère que nous avons trompé, dans celui que nous avons roulé dans la poussière et qui a eu du mal à se relever. Dieu n’est pas toujours avec nous, pour nous secourir, nous aider à franchir les obstacles, accéder à nos prières. Il est aussi parfois contre nous et avec l’autre, celui que nous avons combattu toute la nuit parce qu’il nous barrait le chemin de notre terre. Récit paradoxal. Il arrive que Dieu ne puisse être appréhendé autrement que par des paradoxes. Les auteurs de ce récit plus que millénaire le savaient bien.
PS : Je suis allé au gué du Yabbok (actuellement le Nahr-az-Zarka en Jordanie). Il n’y a plus beaucoup d’eau. Je n’ai vu ni homme ni Dieu. Mais j’ai revécu cet épisode biblique. Il m’a rappelé que parfois, devant les difficultés, Dieu nous tombe dessus aux pires moments de la nuit. Mais lorsque l’aurore se lève enfin, tout redevient calme et radieux. La paix est revenue. Dieu s’est révélé.
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