La chair et l’esprit

Laurent Gagnebin

D’innombrables textes et cantiques d’auteurs chrétiens opposent la chair et l’esprit. Ils s’imaginent être ainsi fidèles aux injonctions du Nouveau Testament, plus particulièrement à celles de Paul dont les textes relèveraient d’un tel dualisme. Dans cette optique, l’être humain se compose de deux réalités opposées : la première est matérielle, corporelle, sensuelle, sexuelle, inférieure et négative ; la seconde est spirituelle, supérieure, céleste, lumineuse, positive et presque divine. Elle a une dignité que n’a pas la première. Une telle partition entre la chair et l’esprit valorise une spiritualité et une religion désincarnées ; elle est aux antipodes de la pensée biblique qui ne considère pas que la matérialité soit négative, malheureuse et honteuse.

La morale chrétienne a très largement repris à son compte cette opposition. Elle a prôné le mépris des dimensions physiques de notre personne et a favorisé une existence plutôt ascétique. Elle a fait du célibat, de la virginité, de la chasteté, du refus de la vie sexuelle une règle exemplaire ; c’est seulement en la suivant qu’on serait véritablement à la hauteur des exigences évangéliques. On tombe ainsi dans une aliénation religieuse où l’on sacrifie la terre au ciel, le corps à l’âme, le présent des nourritures terrestres et de l’histoire à la vie éternelle.

Augustin (354-430) ne maîtrisait pas assez le grec pour lire le Nouveau Testament dans le texte original et il ne savait pas l’hébreu pour lire l’Ancien. Il est très largement responsable de ce dualisme, pour lequel le péché originel serait d’ordre sexuel. Il dépend plus d’une philosophie platonicienne lue en latin et du manichéisme * dualiste de sa jeunesse que de l’enseignement authentique de la Bible. Il a pensé l’être humain dans le cadre d’un dualisme qu’ignorent la perspective biblique et la mentalité sémitique. Pour elles, l’être humain est un tout, corps et âme (comme on dit) ; fondamentalement, notre être est, de part en part, psycho-somatique.

On rencontre encore souvent des personnes traumatisées par un dualisme obsessionnel. Rien de plus étranger à la conception biblique de l’être humain. Pourtant elles sont convaincues que leur spiritualisme évanescent et ses exigences désincarnées sont conformes à une morale et des valeurs que l’on appelle si souvent judéo-chrétiennes.

Eh bien non. Pour la Bible, chair désigne l’homme tout entier, corps et âme, qui suit sa volonté propre, sa pente naturelle, qui se centre sur lui-même, victime d’un égocentrisme exclusif, d’un nombrilisme tyrannique. Pour éviter un contresens, il me semble que la Bible en français courant fait un choix judicieux en traduisant les mots grecs de notre « chair » (sarx) par notre « nature » propre.

Quant à l’esprit (pneuma), c’est l’homme tout entier, corps et âme, possédé par l’Esprit de Dieu, un esprit de générosité et de service, et non par un spiritualisme exclusif. C’est la raison pour laquelle l’esprit devient l’Esprit (avec une majuscule).

Galates 5,13-17 nous en donne un exemple. Paul y oppose aux désirs de la « chair » non pas un quelconque spiritualisme, mais l’amour du prochain qui nous permet de vivre totalement et en vérité selon l’esprit, à savoir l’Esprit de Dieu, un esprit d’amour.

* Mani ou Manès est le fondateur au iiie s. d’une religion dualiste affirmant la coexistence de deux principes opposés, celui du Bien (substance spirituelle) et celui du Mal (substance corporelle). Avant sa conversion, Augustin fut fortement marqué par cette religion qui prônait un ascétisme intransigeant.

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