Laurent Gagnebin exprime ici toute sa reconnaissance pour l’édition récente d’une oeuvre essentielle de Rudolf Bultmann : Nouveau Testament et Mythologie (Labor et Fides, 2013). Ce texte, d’une lecture parfois très exigeante, est un grand classique de la théologie, libérale ou non.
Une première version de cet ouvrage capital, en fait une conférence de 1941, était parue, avec d’autres textes de Bultmann, chez Aubier en 1955 dans L’interprétation du Nouveau Testament. Mais cette traduction représenta une véritable catastrophe ; elle exprimait en effet la pensée de Bultmann de manière « quasi inintelligible », comme l’écrivit André Malet en 1968. J’ai moi-même insisté sur ce point dans l’introduction au petit livre de Bultmann Peut-on parler de Dieu ? (Les Bergers et les Mages, 1999). Je disais là que cette traduction « rendait et rendit pour longtemps la pensée de Bultmann totalement confuse et incompréhensible pour les lecteurs français ». Je formulais l’espoir qu’une nouvelle traduction voie bientôt le jour en précisant que ce serait une « oeuvre très utile ». C’est chose faite grâce aux éditions Labor et Fides et à la remarquable, à la fois fluide et rigoureuse, traduction de Jean-Marc Tétaz. C’est un événement décisif dans le cadre de la théologie contemporaine d’expression française ; il faut s’en réjouir sans réserve. Cela fait donc près de 60 ans qu’on l’attendait.
Pourquoi la version de 1955 de Nouveau Testament et Mythologie fut-elle si désastreuse ? Parce que démythologisation y était traduit par démythisation ; c’était un très grave contresens puisque, précisément, toute l’entreprise d’exégèse biblique de Bultmann voulait montrer que démythologiser n’est pas démythiser.
Démythiser la Bible revient à retrancher des Écritures ce qui offusque et contrarie notre raison aujourd’hui, ce qui la rend incroyable à nos yeux de modernes.
Le mythe tel que le comprend la démythologisation est représenté par le langage religieux en général et biblique en particulier. Il est une manière humaine d’exprimer Dieu et suppose une foi en la Transcendance. Mais pouvons-nous vraiment dire Dieu ? Selon une formule qui m’est chère, quand je dis « dieu », ce n’est déjà plus Dieu que je dis. Par le mythologique, je neutralise Dieu et le maîtrise, l’objective, en un mot je le rationalise. Démythologiser va consister à retrouver l’intention première du mythe, une foi en Dieu toute nue. Il ne s’agit pas là de tailler une Bible à nos mesures et de l’expurger, mais de la lire tout entière sans en rien retrancher en considérant non pas seulement ce que le texte dit, mais bien ce qu’il veut dire et me dire en m’interpellant. La réponse ne peut être alors qu’une « décision de la foi ». Une lecture démythologisante est ce que Bultmann appelle une lecture « existentiale » ; elle peut alors conduire dans ma vie à une décision d’ordre « existentiel ».
On comprend pourquoi traduire démythologiser par démythiser aboutit à un résultat diamétralement opposé à la pensée de Bultmann. Si démythiser, c’est rationaliser, censurer les textes au nom de notre raison ; démythologiser, c’est dérationaliser : retrouver cette foi originelle qui correspond à l’intention du mythe. Il y a là une exigeante entreprise d’interprétation. L’oeuvre de Bultmann est ainsi et surtout une herméneutique. Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage de Bultmann est ici suivi d’un texte inédit de Ricoeur : Démythologisation et herméneutique. Le philosophe complète l’entreprise bultmannienne par une réflexion sur le langage proprement dit.
Je conseille aux lecteurs de lire le texte de Bultmann avant l’« Introduction » qui viendra, ensuite, éclairer de manière magistrale et mettre en perspective, du point de vue ecclésial et politique par exemple, certaines données de Nouveau Testament et Mythologie.
Un grand regret : il y a une réelle injustice à ne pas avoir cité André Malet au moment où l’introduction signée par Andreas Dettwiler et Jean-Marc Tétaz rappelle tout ce que l’on doit à Paul Ricoeur pour la réception francophone de Bultmann. On doit énormément à André Mallet. Dans la lettre-préface de Bultmann au grand et beau livre d’André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann (Labor et Fides, 1962, 1971), ce dernier le remerciait pour « l’intelligence totale » avec laquelle le théologien protestant français l’avait compris.
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