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L’humanisme chrétien de Melanchthon

Le christianisme libéral se cherche des répondants jusque dans les grands courants de l’histoire chrétienne et non pas seulement parmi les penseurs libéraux marginaux ou les prétendus « hérétiques » qui se situent en lisière de l’Église. L’une de ces personnalités représentatives est le réformateur Philippe Melanchthon (1497-1560), compagnon et ami le plus proche de Luther dans l’ombre de qui on le situe injustement.

  On ne doit certes pas prendre cet humaniste chrétien pour le prototype d’un christianisme moderne ou même libéral. Friedrich Wilhelm Graf, dans un article de la Süddeutsche Zeitung (17.05.2010), approuve le grand théologien libéral Ernst Troeltsch (1865-1923) d’avoir repéré dans le fond de la pensée de Melanchthon, « en dépit de sa tournure humaniste », un trait de caractère « tout à fait médiéval » et d’avoir ainsi rompu « avec la rétroprojection trompeuse, sur les réformateurs, de positions postérieures à l’Auklärung ». Melanchthon a eu lui aussi une page sombre : son approbation après coup du bûcher de l’antitrinitaire Michel Servet (1511-1553) à Genève. Il n’y a là rien d’excusable, même si Melanchthon a fait partie en l’occurrence de la très forte majorité « oecuménique ».

  On n’en trouve pas moins chez le savant humaniste et réformateur Melanchthon les premières ébauches d’un libre christianisme. On lui doit cette belle sentence : « Le christianisme signifie la liberté » (1521). Il pensait par là que le Christ nous a libérés de la puissance du péché et de la mort, et nous a ainsi fait accéder à une existence sainte, réconciliée et libératrice, tout en regardant avec confiance en direction de la vie éternelle.

  Melanchthon entendait obéir aux doctrines chrétiennes dans la mesure où elles changent la vie : « Connaître Christ signifie connaître ses bienfaits et non considérer ce que disent ces doctrines : ses deux natures ou la manière dont s’est faite l’incarnation » (1521). La foi en Christ contribue à une existence réussie : « Le monde doit au Christ deux bienfaits : la conscience apaisée et le coeur en passe de dominer ses passions. » (1520)

  Le 29 août 1518, Melanchthon a prononcé à l’Université de Wittenberg sa leçon inaugurale intitulée « De la nécessité de restructurer fondamentalement et à neuf les études de la jeunesse ». Il y plaide pour une connaissance de l’histoire qui abonde en exemples et contre-exemples pour notre propre vie et pour le temps présent, de même que pour la connaissance des langues dans lesquelles sont écrits les textes qui font autorité, à commencer par la Bible : « C’est seulement aux prises avec les textes originaux que les paroles se dévoileront à nous avec tout leur éclat et dans leur signification véritable, et le véritable sens de la lettre en quête duquel nous étions se révélera à nous comme le soleil nous éclaire de ses rayons à midi. Dès que nous serons parvenus à comprendre la lettre, nous aurons en mains un moyen sûr de prouver les choses dont il s’agit réellement. […] Et si nous concentrons la recherche de notre esprit entièrement sur les sources, nous commencerons à comprendre le Christ, son commandement deviendra clair pour nous et nous serons remplis de la douceur béatifique de la sagesse divine. »

  Le 23 mai 1526, Melanchthon a prononcé à Nuremberg un « Éloge de la nouvelle école ». Là où la science n’est ni pratiquée ni soutenue, règne la barbarie :« Du moment qu’on ne peut maintenir la communauté étatique ni diriger les rassemblements humains sans droit, sans lois et sans religion, la disparition des sciences entraînerait la débandade du genre humain comme s’il s’agissait d’animaux sauvages. » La science est indispensable également pour la religion. Barbarie et religion authentique ne peuvent aller de pair : « La religion et les Saintes Écritures ne peuvent subsister si la science ne les préserve pas. » Voilà des façons de penser incroyablement modernes. Nous nous voyons aujourd’hui défiés par des formes de religion étroites et rétrogrades qui la font dégénérer en superstition ou attiser l’intolérance et la terreur. La religion a besoin de la raison et de la science comme d’un bain purificateur.

  La science ne doit toutefois pas devenir un ersatz de religion, comme si tout pouvait être examiné jusqu’aux tréfonds et comme si l’être devait n’avoir aucun secret. Melanchthon était conscient des limites de la connaissance. À propos de la doctrine de la trinité divine et de ses ramifications, il écrivait entre autres : « Nous devons adorer les secrets de Dieu plutôt que les soumettre à nos recherches. » (1521) Il n’y aura de connaissance pleine et entière que dans le royaume de Dieu à venir.

  Tandis qu’au Moyen Âge « chrétien » la philosophie, qui devrait être une réflexion sans préjugé sur l’être humain, le monde et Dieu, était en fait la servante de la théologie, l’humanisme lui a restitué sa véritable importance. Dans son Discours sur la philosophie de 1536, Melanchthon préconise une relation positive entre la révélation et la raison. L’Église et la théologie ont besoin de la science, la philosophie aussi, tout spécialement pour atteindre la clarté de la pensée et éviter le dilettantisme intellectuel : « L’Église a besoin d’un enseignement libre qui en l’occurrence n’inclue pas seulement la connaissance de la grammaire, mais aussi beaucoup d’autres sciences et le savoir philosophique. […] On ne peut jamais saisir mieux la dignité et la force de ces sciences qu’en ayant présent à l’esprit combien elles sont nécessaires à l’Église, sous quelle obscurité le non savoir ensevelit la religion, quel effrayant gaspillage cela implique pour les Églises et quelles barbarie et confusion pour l’ensemble de l’humanité. »

  Sans sciences et sans philosophie, la théologie court le risque de se rendre prisonnière de fantasmagories : « Cela donne en fait une doctrine confuse dans laquelle les grands sujets ne sont pas développés de manière ordonnée, où ce qui devrait être distinct se trouve emmêlé, et derechef ce qui devrait par nature être relié se trouve désarticulé. Souvent ce qui est contradictoire se trouve affirmé et ce qui n’est qu’approximatif est hâtivement tenu pour vrai et fondamental. »

  Les méthodes philosophiques sont fondamentales dans tous les domaines de la connaissance pour faire la lumière sur les concepts employés et pour fonder ou contester les affirmations que l’on avance, ou encore pour les considérer comme des conjectures qui seront peut-être élucidées plus tard.

  Pour parvenir à fonder la connaissance, Melanchthon recourt à trois méthodes philosophiques et à une méthode théologique. Dans son écrit de 1553 intitulé Livre de l’âme, il cite d’abord « l’expérience commune » à partir de laquelle quelque chose est formulé ou en fonction de laquelle nos affirmations sont à vérifier. Sont à ranger dans cette catégorie, en plus des connaissances acquises dans la vie quotidienne, toutes les recherches relevant des sciences naturelles et les recherches historiques sur les sources. Il cite deuxièmement les « principes » abstraits qui sont à notre disposition, en particulier la logique avec son principe de contradiction et de tiers exclu, troisièmement la formation du jugement fondée sur des « déductions » logiques résultant de prémisses précises. La connaissance théologique passe par « la révélation de Dieu ». « Elle est transmise par les prophètes et les écrits apostoliques. […] Nous voulons considérer comme un bienfait de Dieu qui n’est pas à négliger le fait qu’il est sorti de sa résidence cachée, s’est révélé à nous et a témoigné par cette révélation de l’intérêt qu’il porte à l’être humain. »

  Dans la dernière version de sa dogmatique (Glaubenslehre, 1559), Melanchthon écrit : « Dans la philosophie, on se demande ce qui est certain et se différencie de ce qui ne l’est pas. Les fondements de la certitude sont l’expérience commune, les principes et les preuves. C’est ainsi que la doctrine ecclésiastique est le fondement sur lequel repose la certitude de la révélation de Dieu. » Dans cette dernière version de sa dogmatique, Melanchthon se rapproche d’autre part de la position d’Érasme de Rotterdam (rejetée très nettement par Luther en 1525), selon qui la « libre volonté » de l’être humain est certes considérablement affaiblie par le péché, mais peut cependant être appelée à revenir à Dieu et à répondre affirmativement à son offre de grâce.

Traduction de Bernard Reymond

Andreas Rössler est docteur en théologie, rédacteur en chef de Freies Christentum, revue protestante libérale allemande dans laquelle ce texte est paru janvier 2011.

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