Où il s’avère qu’on ne sait pas toujours si l’on rencontre un homme, ou Dieu lui-même, ou un ange. Mais l’important est d’être bousculé par la rencontre pour devenir un autre.
Un homme en agresse un autre, dans un endroit isolé. C’est la nuit et, à l’aurore, l’agresseur s’enfuit, laissant l’autre en vie, mais blessé à la hanche.
C’est un fait divers comme il en arrive constamment, aussi bien aujourd’hui en Europe qu’au Ve siècle avant Jésus-Christ en Mésopotamie. Et c’est là précisément que nous trouvons, en Babylonie, un écrivain singulier qui va écrire l’une des plus belles histoires de la Bible, celle qu’on appelle « le combat de Jacob avec l’ange ».
Cet écrivain est probablement un fils d’immigré, ou plutôt de déporté, de cette grande déportation de 587 avant J.C. Il ne se sent plus vraiment judéen, ni non plus perse, mais il a eu l’opportunité d’apprendre à lire et à écrire la langue qu’on parlait autrefois dans son pays d’origine, Israël. Cet écrivain se sent un peu isolé, car il est entouré de compatriotes un peu trop « idéologues » à son goût. Pour eux, tout s’explique. S’il y a eu déportation, c’est parce que le peuple judéen s’est mal conduit vis-à-vis d’un Dieu qui tend à devenir universel, avec toutes les inévitables dérives qu’on peut imaginer. Et ils sont à la recherche de héros impressionnants, très classiques et très religieux. Parmi eux, on trouve beaucoup de prêtres, de leurs descendants… Et puis il a entendu parler d’un « retour » possible au pays, à Jérusalem, où ses grands-parents étaient vraisemblablement fonctionnaires au palais du Roi. Mais ce ne sera pas facile, parce que toutes les bonnes places y sont occupées.
D’ailleurs il faudrait trouver un nom, pour motiver tout ce peuple d’exilés…
Alors notre homme se met au travail, un soir. Pour le nom, il sait que les prêtres l’ont déjà trouvé : Israël. C’est leur Dieu qui l’aurait donné à Jacob, à Bethel.
Eh bien non, les choses ne se sont pas passées comme cela. Jacob, d’abord, était loin d’être un héros, au contraire : ce menteur, ce lâche n’est guère fréquentable. Et, lorsqu’il arrive au Yabboq, c’est un homme angoissé, presque mort de peur devant la colère de son frère Ésaü qui l’attend. Jacob a d’ailleurs déjà échafaudé tout un plan assez vilain pour lui échapper, il a poussé tout son monde devant lui, il reste tout seul, le dernier à passer le gué. Et c’est là qu’arrive l’inattendu : Jacob se fait agresser de nuit, comme cela arrive si souvent dans la région… Alors, pour la première fois de sa vie, Jacob fait face, et il lutte, lutte pour la vie. Au petit matin, il est blessé à la hanche mais il est encore en vie. Et il est heureux, malgré tout : il s’est battu, au lieu de battre en retraite, comme un chien, comme toujours. Il demande à son agresseur de lui dire quelque chose de fort. Et l’autre le nomme Israël, ce qui peut vouloir dire : « Ton combat t’a ouvert une porte. » Et Jacob conclut qu’au travers de sa lutte avec cet homme, au travers de cette rencontre, quelque chose de divin s’est passé, qui s’appelle le courage : « Péniel ». J’ai rencontré le divin grâce à un homme !
Mais qui donc était-il, cet homme qu’il vient de rencontrer ? Un ange, ou un dieu, ou un homme ? « Dis moi ton nom ? » Et l’autre refuse de lui répondre : ce n’est pas le problème ! Alors, quand au petit matin notre écrivain finit son histoire, il nous fait son plus beau cadeau, la grâce de toute littérature vraie. Au travers d’une rencontre, d’une rencontre réelle, Jacob est devenu autre grâce à quelqu’un d’autre, avec ou sans majuscule, ou grâce à un « substantif », dieu, devenu « adjectif », divin. Comme notre existence peut se trouver bousculée par quelqu’un qu’on vient de croiser et qui nous appelle à une voie buissonnière, au meilleur de nous-même. Comme Jacob qui, au petit matin, traverse le gué et affronte son frère qui… « courut à sa rencontre, se jeta à son cou, l’embrassa et ils pleurèrent. »
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