Entre la télévision, les publicités, Internet, et nos téléphones mobiles, notre société est saturée de paroles. Devant cet état de fait un peu inquiétant, Frédéric Fournier fait l’éloge du silence.
Certains de mes amis, auparavant chrétiens pratiquants, souffrant d’un manque de vie intérieure, ont quitté leur Église pour s’engager sur un autre chemin spirituel. Ce sentiment de manque éprouvé par des croyants doit nous interpeller. Dans la pratique chrétienne, la vie intérieure ne cède-t-elle pas trop souvent sa place à la parole et à l’action ? Pourrait-on laisser davantage d’espace au silence et à la non-action ?
Le christianisme est une spiritualité de la parole qui débouche sur l’action. Dans les deux mythes de la création (Gn 1,2), Dieu fait advenir le monde par sa parole agissante. Il parle aussi aux humains : il leur demande d’être actifs à leur tour en dominant les animaux et en cultivant la terre. L’homme a donc pour vocation d’améliorer le monde par l’action de son travail. Dieu ne cesse de parler aux humains par l’intermédiaire des prophètes. Ces derniers commencent souvent leurs discours par « écoute » ou « ainsi parle l’Éternel ». Beaucoup, comme Amos et Michée, incitent les Israélites à l’action par la conversion et à la lutte pour la justice sociale. Dieu parle aussi en Jésus qualifié par Jean de « Parole faite chair ». Dans la spiritualité protestante, le culte est un événement où la Parole de Dieu (par le biais de la prédication et des sacrements) interpelle les chrétiens et les pousse à oeuvrer dans le monde pour y faire grandir le Royaume de Dieu.
Cependant, plusieurs facteurs amènent à penser que la parole et l’action ont leurs limites. Tout d’abord, la saturation de paroles dans notre société. Nous en sommes envahis dans les rues, les supermarchés, le métro par l’omniprésence des messages publicitaires et des chansons. Dans nos foyers, nous sommes inondés d’informations voire de verbiages par le biais de la télévision, de la radio et d’internet. Le travail est devenu lui aussi oppressant. Dans l’entreprise, les impératifs de productivité et de résultats créent un trop-plein d’actions pour les salariés. Ainsi, cet excès de paroles et d’actions pollue et agite l’esprit. Il crée de véritables obstacles à une vie intérieure sereine. Quant à nos Églises, ne sont-elles pas, elles aussi, contaminées par cet excès de paroles notamment pendant leurs nombreuses et longues réunions ou pire pendant leurs cultes ? N’ont elles pas aussi sombré dans l’activisme, comme si elles devaient sans cesse multiplier les actions pour se justifier ? Enfin, l’effondrement des idéologies conduit à une véritable méfiance vis-à-vis de la parole et de l’action. Il y a quelques décennies encore, on écoutait avec espoir les porte-parole des diverses philosophies (les Lumières, le scientisme, le marxisme ou le capitalisme). La foi en leurs promesses poussait à oeuvrer avec l’objectif d’accroître la tolérance et le progrès, d’établir une société sans classes ou prospère. Mais, aujourd’hui, la perte de confiance dans les idéologies engendre un désenchantement de l’action. Pour certains, le défi n’est plus de transformer le monde, mais de consentir au réel tel qu’il est. Les conseils du célèbre psychiatre Christophe André en sont le signe : « Sentir combien ce renoncement [à comprendre et à maîtriser les souffrances] est apaisant. » (Méditer jour après jour, 25 leçons pour apprendre à vivre en pleine conscience, L’Iconoclaste, Paris 2011)
Certes, l’action et la parole sont au coeur du christianisme. Pourtant, leur trop plein et leur désenchantement appellent à un r éajustement.
Un nombre certain de nos contemporains découvrent les vertus du silence dans la non-action grâce aux neurosciences, à la psychologie ou au bouddhisme. Par exemple, David Servan-Schreiber s’est beaucoup intéressé aux effets positifs du silence en étudiant le cerveau de méditants bouddhistes. Selon lui, la méditation éviterait les rechutes dépressives des pratiquants et favoriserait même une meilleure qualité deleurs actions au quotidien. Christophe André vient de populariser en France la méthode de la « pleine conscience » qui est une méditation bouddhiste épurée de toutes ses scories religieuses. Il est vrai que les disciples du Bouddha, depuis le VIe siècle avant Jésus- Christ, ont acquis une solide expérience de la méditation. Certaines techniques qu’ils enseignent ont pour objectif d’acquérir le calme mental (chiné en tibétain ou vipasana en sanskrit). Notons que la méditation bouddhiste n’a rien à voir avec une réflexion sur un thème (comme les Méditations métaphysiques de Descartes le laisseraient penser). Elle consiste simplement à s’asseoir et à fixer l’esprit de manière détendue sur un objet : souffle, bruit…
Nos Églises sont donc interpellées quant à l’apprentissage du silence dans la non-action. Pourtant, la tradition chrétienne recèle dans ce domaine quelques trésors qui ne demandent qu ’à être redécouverts.
Quelques passages de la Bible ont une réflexion particulièrement intéressante sur le thème du silence. Dans 1 Rois 19, Dieu choisit de se manifester à Élie, non dans la puissance du bruit, mais dans le quasi-silence d’une « voix ténue ». Pour entendre cette « voix ténue », on imagine aisément qu’Élie ne doit ni gesticuler ni bavarder, mais simplement se tenir calme, silencieux et réceptif dans un état de lâcher-prise comme le psalmiste (Ps 131,2). Mais le silence est plus qu’une écoute de l’indicible. C’est une véritable louange (Ps 65,1). L’orant se tait parce qu’il sait qu’aucune parole humaine ne convient parfaitement à l’infinie majesté de Dieu. Il fait le pari qu’il est aimé de Dieu par grâce et non parce qu’il lui offre de longues et belles prières. Concernant l’action, certains auteurs bibliques, loin de déifier le travail, insistent sur l’importance du repos (Gn 2,2-3). D’ailleurs, la non-action est une véritable attitude spirituelle. En s’arrêtant de travailler pendant ses congés ou sa retraite, le croyant témoigne d’une certaine humilité et confiance en Dieu : il reconnaît implicitement que malgré son inaction le monde continue son cours.
Le monachisme chrétien a intégré cette nécessité du silence dans la non-action grâce à différentes méthodes comme la lectio-divina. C’est une « technique » de lecture biblique en quatre étapes élaborée par un moine du Moyen-Âge, Guillaume de Saint-Thierry. La dernière étape, la contemplatio, se caractérise par une prière devant Dieu sans mots ni paroles. La Société des Amis (Quakers) fondée au XVIIe siècle en Angleterre insiste, elle aussi, sur l’écoute de la lumière intérieure et organise à cet effet des cultes silencieux.
Aujourd’hui, certains moines chrétiens ont compris l’importance d’enseigner le silence. Ils proposent des méthodes très accessibles pour favoriser le silence intérieur en intégrant la tradition monacale chrétienne voire bouddhiste. Par exemple le cistercien Thomas Keating (Prier dans le secret, La dimension contemplative de l’Évangile, La Table Ronde, Paris 2000) ou le dominicain Jean-Marie Gueullette (Petit traité de la prière silencieuse, Albin Michel, Paris 2011).
Ainsi, le besoin de silence est grand parmi les chercheurs spirituels. Heureusement, les Églises disposent de véritables ressources pour répondre à leurs aspirations.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que le christianisme est une spiritualité à deux pôles : d’une part, celui de la parole active et, d’autre part, celui du silence dans le non-agir. Les Églises ont deux défis à relever. Le premier est de trouver le juste équilibre entre ces deux pôles car « il y a un temps pour se taire et un temps pour parler » (Qo 3,7). Nos cultes ne gagneraient-ils pas en épaisseur en intégrant de vrais moments de silence ? Le deuxième est d’enseigner aux chrétiens qui en ressentent le besoin des méthodes pour intégrer le silence dans leur spiritualité. Ces méthodes ne seraient évidemment pas des moyens de salut, mais des béquilles toutes relatives aidant à l’enrichissement de la vie spirituelle. « Seigneur, apprends-nous toi-même à nous taire ! », écrivait Wilfred Monod dans Silence et prière en 1904.
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