Dans son dernier ouvrage, l’historien Olivier Grenouilleau pose une question centrale : comment une religion qui prône « l’amour de son prochain » a-t-elle pu se livrer à l’esclavage jusqu’au XIXe siècle ? Pour y répondre, Olivier Grenouilleau privilégie une approche globale et contextualisée d’une histoire étudiée sur plus de deux mille ans. Les débats théologiques des Églises face à l’esclavage sont ainsi articulés aux différentes situations politiques, diplomatiques ou sociales. L’historien écarte deux visions simplistes, l’une qui reproche aux Églises leur complaisance à l’égard de l’esclavage, l’autre qui soutient une approche apologétique en germe dans le message abolitionniste chrétien. À partir d’une analyse théologique de la Bible et de ses diverses interprétations, l’auteur rappelle que les Hébreux peuvent disposer d’esclaves dans l’Ancien Testament. Dans les Évangiles, le Christ n’aborde jamais directement la question : l’esclave ou le « serviteur », selon les traductions, est une réalité. À cette époque, les stoïciens estiment que « la contrainte des corps n’empêche pas l’esprit d’être libre ». Pour Paul, dans ses différentes épitres, tels Romains (6,15-23), Galates (3,28), l’homme est avant tout esclave du péché, et l’affranchissement demeure en Jésus-Christ. Si l’esclavage interroge, c’est au plan spirituel, et non au plan social.
L’Église dispose très tôt d’esclaves. Tandis qu’un de ses Pères, Grégoire de Nysse (335-395), dénonce l’esclavage, Augustin (354-430) ne le condamne pas mais affirme que les maîtres ont des devoirs envers les esclaves. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin établit même que l’esclavage est un héritage du péché originel et justifie cette « nécessité terrestre ».
Toutefois, dans les États chrétiens occidentaux, on admet peu à peu l’idée qu’un chrétien ne peut pas être réduit en servitude par un autre. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est la papauté qui condamne en premier l’esclavage des Indiens du continent américain au XVIe siècle. Au temps des grandes découvertes et de la colonisation du Nouveau Monde, l’Africain noir devient alors synonyme de traite et d’esclave. La démonstration d’Olivier Grenouilleau vise à sortir également d’une vision binaire qui proclame un peu vite que les protestants sont à l’origine de l’abolition de l’esclavage. Ainsi les écrits des fondateurs de la Réforme expriment à la fois indifférence et permissivité. Pour Calvin, « seul l’esclavage du péché semble le concerner ». Pour les Églises anglicanes, seul compte le baptême de l’esclave. Pour Luther, le seul esclavage « est celui des Allemands tombés sous le joug du pape, véritable antéchrist ».
Par ailleurs, le système colonial révèle une suprématie protestante. Les puritains ne sont nullement opposés à l’esclavagisme au XVIIe siècle. Le prédicateur Georges Fox, abolitionniste et fondateur du quakerisme, estime dans un premier temps que protestantisme et esclavage peuvent se concilier et se renforcer réciproquement. Cependant, le théologien quaker Richard Baxter, pense que les maîtres sont plus dignes d’être appelés démons que chrétiens. Or précédemment, il admettait une certaine forme d’esclavage pour châtier les criminels. Et comme ministre du culte, il poussait les propriétaires d’esclaves d’Amérique à suivre la loi de Dieu en faisant d’un esclave un chrétien.
Si on effectue un comptage morbide de la traite négrière, les nations catholiques représentent 57 % des millions de déportés. « Mais débutant quasiment un siècle après les Ibériques, Angleterre et Provinces- Unies arrivent à plus de 42 % (…) Les origines sont catholiques (ibériques). La dynamique est protestante (anglaise et néerlandaise) ». On ne critique pas la traite mais l’esclavage au XVIIIe siècle dans de rares milieux protestants états-uniens. Et encore s’agit-il là des devoirs des maîtres car si les esclaves sont victimes de leurs péchés, d’où leur condition, « aucun prétexte ne peut conduire à les traiter avec une dureté ne leur permettant pas de rendre leurs devoirs à Dieu ». Il faut attendre la détermination des protestants abolitionnistes tel le député britannique William Wilberforce au XVIIIe siècle pour que les choses évoluent, ainsi que la condamnation définitive du pape Grégoire XVI en 1839. Loin de tout manichéisme, Olivier Grenouilleau nous offre une œuvre magistrale qui révèle comment la Bible a pu être interprétée pour expliquer ou condamner l’esclavage. Il rappelle, sans concession, que catholiques et protestants l’ont justifié théologiquement, tout en œuvrant, à leur manière, pour y mettre un terme.
Olivier Grenouilleau, Christianisme et esclavage, Paris, Gallimard, 2021, 530 pages.
Pour faire un don, suivez ce lien