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La conversion, au-delà des stéréotypes

 

Après des tourments sans fin qui allaient jusqu’à l’empêcher de dormir, G. trouva dans l’annonce du salut en Jésus-Christ la paix intérieure à laquelle son âme aspirait. Ainsi se résument à la fin du XIXe siècle la plupart des descriptions de conversions soudaines par les psychologues de la religion tels William James, Edwin Starbuck, James Leuba, pour ne citer que quelques-uns d’entre eux. Ce résumé contient les principales caractéristiques de la conversion telles que comprises par les mouvements revivalistes de l’époque : rupture avec un système de croyances présenté comme erroné et adhésion à un nouveau système coïncidant avec la vérité, rupture avec l’environnement social qui n’adhère pas au nouveau système de croyances, vécu émotionnel passant du mal-être le plus profond à l’apaisement et à la joie intérieure, passage du doute à la confiance.

Cette description est restée, au sein de certains groupes appartenant à la mouvance évangélique, le schéma-type de la conversion. Ces groupes font la promotion de la conversion comme transformation radicale de la personnalité du converti. Le caractère instantané et irrévocable de cette transformation est pour eux le critère attestant son authenticité.

A contrario, cette description est aussi celle véhiculée par certains tenants de la mouvance libérale dont le but est de discréditer la réalité de la conversion. En montrant que la transformation de l’identité religieuse de la personne qui dit s’être convertie a commencé bien avant la date qu’elle attribue à sa conversion, ils ont beau jeu de dire que la conversion n’est qu’une illusion, une manière de construire après-coup un portrait honorable de soi pour échapper au devoir d’assumer un passé vécu comme trop chaotique.

Dans ce débat, tout se passe comme si l’enjeu ultime était de démontrer ou de contester la possibilité que Dieu intervienne directement dans le monde pour y modifier à sa guise le cours des choses. D’un côté se trouvent ceux qui affirment la possibilité de telles interventions et apportent à l’appui de leur conviction le récit de miracles, notamment des récits de guérisons inexplicables par la médecine et des récits rapportant le comportement surnaturel des éléments de la nature. Une conversion soudaine serait à ce titre un cas particulier de transformation miraculeuse, résultat direct de l’intervention divine. De l’autre côté se trouvent ceux qui nient que Dieu intervienne directement dans le monde ou dans l’histoire d’un individu. Pour eux, les récits de miracles seraient à comprendre de manière métaphorique et les guérisons considérées comme inexplicables ne le sont que par manque de connaissances, jusqu’au jour où elles trouveront, elles aussi, une explication. Dans cette perspective, les récits de conversions soudaines sont des récits a posteriori qui reconstruisent le déroulement des événements en condensant le moment de transformation sur un instant, au mépris des processus psychologiques sous-jacents.

Un enjeu mal posé

Tout bien considéré, il apparaît que la conversion est ici prise en otage dans un débat entre science et foi. Ceux qui affirment la conversion soudaine seraient des superstitieux qui manquent de science ; ceux qui nient la conversion soudaine seraient des incrédules qui manquent de foi.

Pour le psychologue de la religion, l’enjeu de ce débat est mal posé. D’abord parce qu’il prétend pouvoir faire de l’analyse d’un processus de transformation d’un sujet humain la preuve de l’existence ou de l’inexistence de l’intervention surnaturelle de Dieu dans la vie d’une personne. On confond alors le niveau de la description psychologique d’un processus avec le niveau de l’énoncé théologique. Ensuite, parce que ce débat stérile essentialise la conversion, faisant fi des catégories qui sont utilisées pour décrire la conversion et qui participent toutes d’une construction culturelle.

Tout d’abord, il n’y a pas besoin d’être un psychologue chevronné pour comprendre qu’une conversion, même décrite comme soudaine, se situe dans une temporalité longue. La vision du monde d’une personne ne se transforme pas subitement et sans préparation.

L’apôtre Paul, dont l’expérience du chemin de Damas est devenue le modèle par excellence de la conversion soudaine, n’était pas en train de passer des vacances au bord de la mer, ignorant de Jésus Christ, quand il entendit une voix lui demandant pourquoi il persécutait Jésus (Actes 9,1-19). Au contraire, il s’acharnait depuis longtemps déjà pour mettre fin à la prédication chrétienne. Au moment où il est raconté qu’il entend Jésus l’appeler, ce Jésus est justement au centre de ses préoccupations : il a avec lui des lettres du temple de Jérusalem pour arrêter les chrétiens de Damas. Et après ce moment de basculement où il devient disciple de Jésus, il raconte au début de la Lettre aux Galates qu’il lui a ensuite fallu des années pour digérer la transsciences formation que cette expérience a occasionnée dans sa vie, avant de reprendre une vie publique.

 Effacer les hésitations

Pour le psychologue de la religion, la description de la conversion soudaine est donc de l’ordre du stéréotype. Elle oppose de manière schématique le vrai au faux, selon un processus de passage de l’erreur à la vérité qui ne tolère aucun délai. D’un point de vue psychologique, le récit après-coup de transformations identitaires importantes a toujours tendance à effacer les hésitations qui ont précédé la transformation. Il s’agit de réduire la dissonance cognitive. Qu’il s’agisse de décision de se marier, de changement professionnel, de changement de pays, etc., celui ou celle qui hésite et pèse le pour et le contre avant de prendre la décision s’empresse, une fois la décision prise, de minimiser et même d’oublier les arguments qui plaidaient en faveur de la décision inverse. Car continuer de prêter attention aux arguments qui s’opposaient à la décision prise rendrait la vie trop inconfortable. On va donc surestimer les aspects positifs liés à la décision prise et ignorer ou minimiser l’importance des aspects négatifs. Ainsi, la décision prise se renforce et devient une évidence dont on se demande après quelque temps comment on a pu douter qu’elle soit la bonne. Et si l’on n’arrive pas à cette certitude, on se retrouve alors dans un profond malaise qui conduira plus ou moins rapidement à revenir sur la décision prise. La transformation identitaire accompagnant la conversion est de cet ordre.

Peu importe donc qu’une transformation radicale du type de la conversion puisse advenir très rapidement ou non, elle ne constituera qu’un cas particulier,  particulièrement frappant d’un ensemble bien plus vaste de transformations personnelles. Les premiers psychologues de la religion en étaient conscients. Granville Stanley Hall, au début du XXe siècle, estime que la conversion peut s’opérer, suivant les individus, de manière soudaine ou progressive. Lorsqu’elle est progressive, elle correspond plus à un processus de maturation. Les aspects émotionnels s’estompent, mais la transformation n’en est pas moins réelle : au bout du processus, la personne ne voit plus les choses de la même manière que quelques années auparavant. Hall pense qu’un moment favorable pour une telle transformation est le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Au sens le plus large, la conversion appartient donc à l’ensemble des processus que nous pouvons appeler transformations identitaires. Reste la question de savoir ce qui en fait la spécificité, pour que toute transformation identitaire à caractère religieux ne soit pas appelée conversion. C’est, à notre avis, le caractère exclusif associé à cette transformation religieuse. Le converti insiste sur la rupture. La multi-appartenance est exclue : le chrétien qui devient bouddhiste tout en disant qu’il reste chrétien ne dira pas qu’il s’est converti.

On peut alors se demander : qui impose l’exclusivité ? C’est là que la dimension culturelle apparaît dans toute sa lumière. La conversion constitue un construit culturel pour gérer une transformation identitaire dans un contexte qui impose l’exclusivité : pour entrer dans la nouvelle identité qui t’est offerte, tu dois renoncer à ton identité précédente. Certains courants religieux l’imposent, d’autres pas. Le stéréotype de la conversion soudaine sert à asseoir cette exigence.

 

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À propos Pierre-Yves Brandt

est professeur de psychologie de la religion à l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur la représentation de Dieu chez l’enfant, sur la construction psychologique de l’identité religieuse, sur la religiosité des personnes âgées et l’accompagnement spirituel en institutions de soins.

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