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La Bible à l’épreuve de la haine Protestantisme et ségrégation raciale en Afrique du Sud. XVIIe-XXe siècle

« Jean Calvin n’a pas déclaré ou soutenu une idéologie exclusive basée sur la distinction entre groupes, cultures ou races… S’il devait revenir en Afrique du Sud aujourd’hui, il serait le premier à protester et à s’opposer à bon nombre de proclamations et points de vue relevant du calvinisme afrikaner ».

C’est en ces termes, publiés dans un journal sud-afri­cain (le Rand Daily Mail du 22 avril 1969), que le pasteur sud-africain de l’Église réformée néerlandaise d’Afrique du Sud, Beyers Naudé, d’ascendance huguenote et acti­viste anti-apartheid, souligne que si son Église soutient l’apartheid, ce n’est pas la doctrine de Calvin qui en est la source, mais bien l’interprétation que certains théo­logiens réformés blancs d’Afrique du Sud en font. La première question qui peut venir à l’esprit à propos de cette période de l’apartheid est de savoir comment des chrétiens ont pu en arriver à croire que la ségré­gation raciale était l’expression de la volonté divine. Cette question ne peut admettre de réponse rapide, d’autant qu’elle ne peut porter uniquement sur les développements théologiques de cette époque. Elle doit également prendre en compte le contexte socio-économico-culturel de la société qui a développé cette idéologie. Elle doit également se pencher sur le passé du peuple de croyants qui a pu s’éloigner d’une lecture attentive des textes fondateurs de Jean Calvin, pour aboutir à ce qui s’avérera une impasse dont il ne pourra sortir la tête haute qu’après avoir reconnu ses erreurs. De ce fait, de nombreux débats ont opposé les critiques des Afrikaners, les uns désignant leur « calvinisme » comme clé de voûte de leur racisme, les autres désirant souligner que ce même « calvinisme » n’était en rien un support pour un système ségrégationniste. L’argu­ment souvent présenté, à bon escient, est que c’est ce que l’homme fait des textes qu’il lit, dans la situation où il se trouve, qui peut expliquer certaines impasses et non nécessairement une quelconque subversion des textes d’origine. Cette démarche s’inscrit dans ce que l’on appelle la théologie contextuelle, c’est-à-dire une théologie développée au regard du contexte dans lequel évoluent les théologiens, et qui, de ce fait, ne prétend pas à une quelconque universalité, mais est la manifes­tation de la manière dont on appréhende le monde à un moment donné. On retrouve ici les débats qui ont pu animer les partisans d’une approche historico-cri­tique de la Bible (il faut comprendre l’esprit du texte) et ceux, plus conservateurs, voire fondamentalistes, pour qui la Bible est à suivre à la lettre, lecture qui ne souffre aucune interprétation libérale.

Pourquoi l’étude du fait religieux est-elle impor­tante pour comprendre l’Afrique du Sud ?

Ce sont ces deux courants (libéral et orthodoxe) qui vont opposer les réformés sud-africains pendant toute l’histoire du pays à dater de l’arrivée des Européens en 1652. Comprendre comment un système tel que l’apar­theid (1948-1991) a pu voir le jour et conditionner la vie de tout un peuple pendant tant d’années, alors qu’au même moment un processus de décolonisation se développait dans le monde, est l’objectif de l’ouvrage qui sert de support à ce dossier d’Évangile et Liberté. C’est parce qu’une idéologie raciste ne peut être le fruit d’une irruption spontanée qu’il nous faut plon­ger aux sources de l’histoire afin de comprendre les mécanismes qui ont gouverné les relations raciales. Ce n’est que par l’étude minutieuse des modes de pensée sur la « longue durée » et du parcours de ces chrétiens que nous pourrons comprendre comment un système inique comme celui de l’apartheid a pu exister et com­ment, à un moment de leur histoire, des Églises chré­tiennes ont pu le soutenir et le justifier.

Poser la question de l’importance du fait religieux en Afrique du Sud amène à examiner les chiffres, édifiants pour ce pays. Lors du dernier recensement religieux en Afrique du Sud en 2001 (en 2011 aucune question sur la religion n’est posée), le pays, composé de 44,8 millions d’habitants, comptait 80 % de personnes qui se déclaraient chrétiennes (35,8 millions) parmi lesquelles une vaste majorité était protestante. De plus, force est de constater que l’ascendant des Églises réformées néerlandaises sur leurs membres est très fort tout au long de l’histoire : il est intimement présent dans leur vie à un point rare­ment vu dans d’autres Églises. Dès le début (1652), les autorités de la VOC (la Compagnie néerlandaise des Indes orientales) imposent le calvinisme comme reli­gion officielle de la colonie du Cap. Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que les luthériens puissent avoir leur propre culte au Cap, surveillés de près par les autori­tés réformées qui craignaient que de jeunes calvinistes ne les rejoignent. De même, lorsque les huguenots arrivent dans les Provinces-Unies après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, et que certains se voient proposer d’aller s’installer dans la colonie du Cap, ils doivent fournir une attestation de leur pasteur pour prouver qu’ils sont bien réformés. L’autorité du domi­nee [le pasteur] et celle du kerkraad [conseil presbyté­ral] a été longtemps très importante et leur influence ainsi que leur prestige très forts.

Si l’Église est l’expression religieuse du nationa­lisme afrikaner triomphant, le gouvernement est, dans les faits, l’expression politique des ambitions des dirigeants de l’Église réformée néerlandaise et d’une approche calviniste de la vie. Ceci n’est pas étonnant lorsque l’on sait que les trois piliers du nationalisme afrikaner avant et pendant l’apartheid sont : une his­toire hagiographique (l’épopée du Grand Trek), une langue commune (l’afrikaans, un néerlandais créo­lisé) et une religion (calviniste). Ainsi, en Afrique du Sud, lorsque l’on évoquait « l’Église », contrairement à d’autres parties du monde où ce terme seul désigne l’Église catholique romaine, il s’agissait de l’Église réfor­mée néerlandaise en Afrique du Sud ou Nederduitse Gereformeerde Kerk en afrikaans (NGK) et Dutch Refor­med Church (DRC) en anglais, à laquelle il faut ajouter deux Églises soeurs dissidentes, les susterkerke. Le fait que le calvinisme soit l’un des piliers de l’Afrikanerdom (l’identité afrikaner) a entraîné une porosité entre les sphères politiques et religieuses au point que les cri­tiques de l’apartheid diront que la NGK (l’Église réfor­mée) « c’est le Parti national en prière ». Les pasteurs et théologiens réformés sud-africains, comme Calvin l’avait souhaité, ont une formation théologique solide qui leur est dispensée dès le début du XIXe siècle dans les facultés de théologie réformées aux quatre coins de l’Afrique du Sud (Stellenbsoch, Pretoria, Pochefstrom etc.), mais aussi en Europe (Pays-Bas et Allemagne). Éduqués et formés à la rhétorique, souvent bons ora­teurs, les pasteurs font partie de l’élite intellectuelle du pays, et un certain nombre d’entre eux quitteront d’ail­leurs la robe pastorale pour endosser le costume du politicien. Dans ce cadre, l’influence de la NGK sur la vie quotidienne et politique de la commu­nauté afrikaner sera indéniable jusqu’à la période post-apartheid. Si l’on n’appartenait pas à l’une des trois principales Églises réformées, on ne pou­vait tout simplement pas prétendre à une carrière politique dans la communauté afrikaner.

Une Église africaine

Cette communauté afrikaner est formée par les colons néerlandais qui se sont implantés en 1652 au Cap de Bonne Espérance, sous l’impulsion de la Compagnie néerlandaise des Indes orien­tales, la plus puissante compagnie commerciale de l’époque – si puissante que l’on dit que c’était un État dans l’État et que sa flotte militaire créée pour protéger les convois commerciaux était plus puissante que celle de certains pays européens. Elle installe au Cap une station de ravitaillement pour que les vaisseaux de la Compagnie puissent faire une pause dans le long voyage qui les conduit sur la route des épices (Indes, Sri Lanka, Indonésie etc.), afin de réparer les dégâts causés par les tempêtes, soigner les malades et se ravitailler en viande, légumes et fruits (pour éviter le scorbut) et en eau potable. Ainsi naît la ville du Cap, composée d’employés de la Compagnie, dont un certain nombre de boers (prononcer comme un « bourg ») c’est-à-dire des fermiers qui produisent les céréales, légumes et fruits pour la colonie. Les rela­tions entre colons et populations locales (Khoesan) sont plutôt pacifiques, du moins au début ; le gouver­neur, Jan van Riebeeck, époux d’une huguenote (Marie de la Quillerie) qui l’accompagne, a des instructions pour ménager les populations locales afin de ne pas reproduire les difficultés rencontrées dans la colonie de la Nouvelle Amsterdam (future New York).

Le manque de femmes a pour conséquence que des colons épousent officiellement des Africaines qui deviennent citoyennes des Provinces-Unies à part entière – en tout cas jusqu’à ce que la Compagnie l’interdise face au nombre croissant des naissances d’enfants métis, qui seront à la base de la communauté des Métis du Cap (Cape Coloured). C’est à partir de ce moment que la miscégénation (métissage) devient une des craintes fondamentales de la communauté blanche minoritaire et l’une des bases de la ségrégation raciale. La compagnie a toujours besoin de plus de colons pour développer la colonie et devant le manque de volontaires pour les Provinces-Unies, elle accepte des Allemands luthériens puis des huguenots exilés par la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Autour de trois-cents huguenots arrivent au Cap à partir de 1688 et sont installés dans un endroit appelé Franschhoek (le coindes Français). L’apport le plus important des huguenots à la colonie est constitué par leurs enfants (et les filles en particulier) en âge de se marier. Ceci explique la proportion très importante des patronymes d’origine française dans l’actuelle communauté afrikaner (Du Toit, Malan, Théron, Roux, Duprès, Rétif, Leroux, Ter­reblanche, Joubert, Malherbe, Hugo, Du Plessis etc.) y compris ceux que l’on ne distingue pas au premier abord comme De Klerk (dont les ancêtres étaient des Leclerc), Jordaan (Jourdan) ou Pienaar (Pinard). On note par exemple qu’aujourd’hui, il y a plus de 7000 personnes qui portent le patronyme De Villier en Afrique du Sud, descendants de trois frères du même nom. Le pasteur de ces colons huguenots, Pierre Simond, originaire de la Drôme, a écrit sa version des psaumes de David inti­tulée « Les veilles africaines », publié à Amsterdam en 1704. Selon le théologien réformé sud-africain Pieter Coertzen, il s’agit là de la première œuvre littéraire et théologique écrite en Afrique du Sud.

La théologie réformée sud-africaine est l’héritière de celle des Provinces-Unies, elle-même soumise aux influences des divers courants qui la traversent. Ainsi, durant le XVIIe siècle, l’orthodoxie calviniste s’oppose à certains courants novateurs, comme les idées du philo­sophe et mathématicien français René Descartes (1596- 1650). Cette orthodoxie prend de l’ampleur, soumet les oppositions, et induit une austérité qui donne une image de puritanisme aux réformés néerlandais. Au xviiie siècle, ce courant sera majoritaire dans les Pro­vinces-Unies et sera exporté en Afrique du Sud, au point qu’un auteur a pu écrire une histoire des Afrikaners avec pour titre : « les Puritains en Afrique » (W.A. De Klerk, The Puritains in Africa. A Story of Afrikanerdom, Londres, Rex Collings, 1975). L’Église réformée d’Afrique du Sud sera largement influencée par les apports européens, soit grâce à l’arrivée des missionnaires d’autres confes­sions, soit parce que les pasteurs sud-africains prendront l’habitude de parfaire leur formation en Europe.

Le grand Trek

Les grands événements auront eux aussi une influence sur le développement de cette Église, comme le départ des colons néerlandophones (les Boers) qui voudront quitter la tutelle de la Couronne d’Angle­terre – laquelle avait pris le Cap aux Français après la conquête des Provinces-Unies par les troupes napoléo­niennes. C’est le « grand Trek » (1835-1840), qui voit plusieurs milliers de colons franchir le massif du Dra­kensberg. Ces nouveaux colons (les Voortrekkers) ne seront pas accompagnés par la NGK qui ne percevra pas leur besoin de liberté ni l’idéologie qui le sous-tend. Elle n’enverra pas de pasteurs pour les accompagner, ce qui sera source de rancœur pour eux et les conduira à créer leur propre Église. Après de nombreuses ren­contres sur l’ensemble du territoire avec les Bantous, groupes ethniques sud-africains comme les Xhosas (eth­nieeth­nie de Mandela), les Zoulous, les Ndebele, les Sotho etc. et parfois des affrontements sanglants (Vaalkrantz et Blood River en 1838), les Boers fonderont deux répu­bliques, le Transvaal et l’État libre d’Orange (dont l’ori­gine du nom n’est pas la couleur ni le fruit, mais la ville protestante d’Orange dans le Vaucluse).

Puis les missionnaires britanniques (anglicans, méthodistes, parfois presbytériens) auront, eux aussi, une grande influence. Si la NGK connaîtra un renou­veau grâce au « réveil » importé par des Écossais (la famille Murray), elle sera en butte aux anglicans, empreints de l’esprit des Lumières, abolitionnistes et défenseurs des Noirs contre leurs maîtres boers (le champion de la London Missionary Society dans ce domaine sera David Livingstone). C’est à ce moment que la NGK voit plusieurs schismes apparaître en son sein avec la création de deux Églises « sœurs » : l’Égliseréformée néerlandaise d’Afrique (Nederduitsche Hervor­mde Kerk van Afrika ou NHK) fondée en 1853 et l’Église réformée en Afrique du Sud (Gereformeerde Kerk in Suid Afrika ou GKSA) fondée en 1859, dont les membres minoritaires, surnommés les Doppers, refusent de chan­ter des cantiques à la place des psaumes. Cette dernière Église, très conservatrice et modeste par sa taille, aura pourtant une grande influence sur les destinées du pays (et le développement de la ségrégation raciale) car elle produira de nombreux leaders afrikaners, comme le président du Transvaal Paul Kruger ou le dernier président blanc de l’Afrique du Sud, Frederik de Klerk, descendant de huguenots. La ségrégation religieuse se manifeste déjà en 1881 par la création de l’Église réfor­mée missionnaire, une Église pour Métis (Nederduitse Gereformeered Sendingkerk).

 

Heurs et malheurs de l’apartheid

Ces combats idéologiques vont animer les débats théologiques tout au long du XIXe siècle tout en s’an­crant dans une lutte pour la domination blanche entre Anglo-sud-africains et Afrikaners dont le point culmi­nant sera la première guerre anglo-boer de 1880-1881 qui verra la victoire des Boers, et surtout la seconde (1899-1902) qui se conclura par la victoire de la Cou­ronne britannique. Il est toutefois important de noter que si Londres était favorable à l’octroi de droits aux Noirs au début du XXe siècle, il n’en allait pas de même pour les colons britanniques du Cap et du Natal ainsi que pour les aventuriers venus chercher fortune dans les mines de diamants (Kimberley 1867) et d’or (Johannesburg 1886). Ces derniers, comme les Boers, considèrent les Noirs comme des êtres inférieurs que les Blancs doivent gouverner pour éviter la compéti­tion économique (les magnats britanniques des mines préfèrent employer des Noirs qui sont moins bien payés que des mineurs blancs). C’est ainsi que les Anglo-sud-africains seront ségrégationnistes tout comme les Afri­kaners au XXe siècle.

Après la deuxième guerre anglo-boer, les Afrika­ners, qui préfèrent ce nom à présent plutôt que celui de « fermiers », veulent recouvrer leur liberté perdue sur un plan politique. La guerre a en effet détruit la plu­part des institutions afrikaners. Seules les Églises réfor­mées ont survécu, et les pasteurs, qui soutiennent leurs communautés, deviennent les fers de lance d’un natio­nalisme revanchard avec pour but ultime de retrouver leur autonomie perdue. C’est donc sans surprise que le concept d’Afrikanerdom est promu dans la société afri­kaner en s’appuyant sur les trois piliers déjà mention­nés : l’histoire (l’épopée du Grand Trek est magnifiée, les trekkers encensés et les Noirs fustigés), leur langue (l’afrikaans devient langue officielle au détriment du néerlandais, la Bible est traduite dans cette langue) et la foi calviniste. C’est ainsi que de jeunes théologiens réformés sud-africains vont, dans les années 1920, se former dans les universités conservatrices des Pays-Bas et en Allemagne. Ils sont inspirés par la théologie néo-calviniste d’Abraham Kuyper (1837-1920), fondateur de l’université libre d’Amsterdam et premier ministre de son pays en 1905, ainsi que par les théoriciens nazis.

C’est la période où l’on élabore « la Bible de l’apar­theid », à savoir une justification biblique de la sépara­tion des races. Des théologiens trop « libéraux » sont évincés, comme Johannes du Plessis (1868-1935), pro­fesseur de Nouveau Testament à la faculté de théologie de Stellenbosch, qui est démis de ses fonctions d’en­seignant pour avoir adopté les nouvelles théologies européennes de Rudolf Bultmann, Karl Barth et Emil Brunner. La voie est alors libre pour le Parti national qui s’appuie sur une société secrète, le Broederbond, dont les membres sont des Afrikaners calvinistes, pour conquérir le pouvoir en 1948. La NGK et ses Églises sœurs vont soutenir le système d’apartheid, car la victoire des Afrikaners s’inscrit dans cette démarche de liberté et de reprise du pouvoir si souvent perdu dans le passé. Les Noirs peuvent être soumis et ainsi participer au développement économique du pays à moindres frais. La NGK donne des instructions à ses pasteurs afin qu’ils n’embarrassent pas le gouverne­ment par des prédications anti-apartheid, ce qui sou­ligne l’existence d’une certaine contestation. En effet, un certain nombre de pasteurs n’acceptent pas ce sys­tème et sont ostracisés par leur Église et leur commu­nauté, certains étant même assassinés à cause de ce qui est perçu comme une trahison.

Il faudra attendre le massacre de Sharpeville (en mars 1960) et celui de Soweto (en avril 1976) pour que la communauté internationale réagisse et lance un boycott contre l’Afrique du Sud. L’état d’urgence est déclaré dans les années 1980. De plus en plus de chrétiens s’insurgent contre le système, comme Beyers Naudé (voir encadré), pasteur réformé en rupture avec la NGK, Desmond Tutu, évêque puis archevêque anglican du Cap, Allan Boesak, pasteur de l’Église réformée métisse, Manas Buthelezi, évêque luthérien de Johannesburg, Franck Chikane, pasteur pentecô­tiste ou Albert Nolan, prêtre catholique sud-africain et bien d’autres. C’est le temps des grandes déclarations comme la confession de Belhar (1982), du Kairos Docu­ment (1985) et de la déclaration de Rustenberg (1990) qui dénoncent l’apartheid. La NGK retire petit à petit son soutien au système. La fin de la guerre froide, mar­quée par la chute du mur de Berlin en novembre 1989, sonne le glas de l’apartheid lorsque Mandela sort de prison en février 1990.

Conclusion

La société sud-africaine a toujours été complexe et l’analyse de son histoire nécessite beaucoup de nuances. Nous avons constaté que le groupe dit des « Afrika­ners » n’est pas monolithique, ne serait-ce que parce qu’il s’est divisé en pro et anti-apartheid, y compris au sein même du corps pastoral. Le travail de sape « de l’intérieur » de l’Église réformée néerlandaise d’Afrique du Sud aboutira, avec l’aide des actions « extérieures » à cette Église réformée officielle (lutte des activistes de l’ANC, sanctions internationales), et lui permettra enfin de se rendre compte de son erreur. Il y a donc une remise en cause effective de l’Église officielle, représen­tée par l’un de ses pasteurs, Freek Swanepoel, devant la Commission Vérité et Réconciliation (instaurée par le président Nelson Mandela, élu en 1994) et son pré­sident, l’archevêque anglican du Cap Desmond Tutu à East London en Afrique du Sud, du 17 au 19 novembre 1997. Lors de cette rencontre, la NGK exprime ses regrets pour avoir mal interprété les Saintes Écritures, admet s’être trompée sur ses choix politico-religieux et dénonce son soutien au régime d’apartheid. Beaucoup de gens saluent ces paroles de bonne volonté des ins­tances dirigeantes de l’Église et commencent à faire le bilan de près de cinquante années d’un système inique afin de comprendre les mécanismes qui ont permis de le mettre en place et de le voir perdurer si longtemps. Laissons le dernier mot à Nelson Mandela, un métho­diste, qui écrit dans ses mémoires en 1995 :

« Personne ne naît en haïssant une autre personne à cause de la couleur de sa peau, ou de son passé, ou de sa religion. Les gens doivent apprendre à haïr, et s’ils peuvent apprendre à haïr, on peut leur enseigner aussi à aimer, car l’amour naît plus naturellement dans le cœur de l’homme que son contraire ».

 

Un pasteur réformé pro-apartheid

Daniel François Malan (1874-1959) est issu d’une famille réformée animée d’une grande foi, il a toujours voulu être pasteur. Marqué, comme son père, par ses origines huguenotes, il a des prénoms français. En route pour les Pays-Bas en 1902, il fait un détour à Mérindol dans le Vaucluse afin de voir la terre de ses ancêtres. Après de bril­lantes études de théologie à l’université de Stellenbosch puis à celle de Utrecht, où il est repéré pour ses qualités intellectuelles par le professeur de théologie Josua Jan Phi­lippus Valeton (1848-1912), il prend en charge une paroisse réformée près du Cap. Il y ressent beaucoup d’amertume en raison de la guerre anglo-boer (1899-1902) : lui-même anglophobe, il refuse de faire un culte en anglais pour des paroissiens anglophones. Il est sensible à la grande pauvreté des Afrikaners dont il est le témoin dans les marges de son immense paroisse qu’il sillonne en chariot. Ce qui le choque en particulier c’est de voir que des « petits blancs », faute d’autres possibilités, épousent des femmes noires et que des jeunes femmes afrikaners se prostituent et ont des clients métis ou noirs. Il s’insurge contre cette situation et s’engage dans un combat pour la défense de la communauté afrikaner et de sa langue. Il devient ainsi un puissant orateur du natio­nalisme afrikaner alors que sa théologie est libérale et qu’il est favorable à l’exégèse historico-critique. Ses prédications très nationalistes attirent l’attention et il est bientôt sollicité pour faire une carrière politique. Peu intéressé, tant sa voca­tion pastorale est forte, il finit par céder pour le bien de sa communauté. Sa nouvelle carrière culminera en 1948 lorsque de leader du Parti national, il deviendra premier ministre de l’Afrique du Sud et instaurera l’apartheid moins par mépris des Noirs et des Métis, que par désir de préserver le Volk.

 

Un pasteur réformé anti-apartheid

Beyers Naudé (1915-2004) aurait dû faire partie de l’élite afrikaner. Issu d’une famille d’origine huguenote, son père Jozua François Naudé (1873-1948), pasteur pendant la guerre anglo-boer, avait participé à la rédaction de la Bible en Afrikaans et fut l’un des fondateurs de la confrérie nationaliste afrikaner du Broe­derbond (1918). Beyers Naudé reçoit sa recon­naissance de ministère dans l’Église réformée en 1939. Pendant vingt ans, il sera pasteur dans six paroisses différentes et membre du Broederbond. C’est après le massacre de Sharpeville en 1960 qu’il se désolidarise du système d’apar­theid et surtout de sa justification théologique promue par son Église. Il organise la consultation de Cottlesoe avec le Conseil mondial des Églises (WCC) et fonde l’Institut chrétien d’Afrique Australe (CI) en 1963, institut oecuménique pour le rapprochement interracial.

Finalement, il démissionne de ses fonctions dans son Église et quitte le Broederbond. Il est considéré comme un paria, « un lépreux dans la communauté afrikaner » selon les propres mots de l’archevêque anglican Desmond Tutu. Acti­viste anti-apartheid infatigable, il fait de nombreux séjours en prison. De 1977 à 1984 il est mis en résidence surveillée par le gouvernement sud-africain. En 1980, par militantisme, il devient pasteur de l’Église réformée en Afrique (Église réformée des Noirs) avec trois autres théologiens réformés blancs et succède en 1985 à Desmond Tutu comme secrétaire général du Conseil sud-africain des Églises (SACC) qui est à ce moment le fer de lance de la résistance chrétienne sud-africaine à l’apartheid. Il préside tour à tour de nombreuses organisations anti-apartheid. Il est réhabilité à la fin de l’apar­theid et reçoit de nombreuses distinctions, y compris de l’État sud-africain.

 

À lire l’article de Pierre-Olivier Léchot  » Le mythe du libéral nécessairement bon « 

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À propos Gilles Teulié

Gilles Teulié est professeur de civilisation britannique à l’Université d’Aix-Marseille. Il est spécialiste de l’Afrique du Sud à laquelle il a consacré un ouvrage récemment (Histoire de l’Afrique du Sud des origines à nos jours aux éditions Tallandier) et de l’apartheid. Il est actuellement Président de l’Institut Protestant de Théologie.

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