Le passage biblique dont est tirée la déclaration « moi je suis le pain de vie » est constitué de plusieurs dialogues, qui mettent en scène Jésus et ses interlocuteurs, et qui contiennent tous des déclarations de celui-ci sur la nourriture donnée par Dieu. C’est au chapitre six que l’on trouve ces déclarations, et il faut le lire entièrement pour une compréhension non partielle. En effet, les échanges entre Jésus et ses interlocuteurs suivent le « signe » du partage des pains (v.1-15) et celui de la marche sur les eaux (v.16-21), or Jean a l’habitude de faire suivre les signes de discours qui permettent de les commenter et de leur donner du sens. Selon plusieurs exégètes reconnus, la structure du chapitre 6 est complexe à établir. D’autres ne partagent pas ce point de vue et plusieurs ont en commun une hypothèse d’interprétation : ils estiment que l’évangéliste se serait inspiré de la Haggadah de Pâque pour écrire son texte. On a cherché à comparer ce chapitre avec l’institution de la Cène dans les évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc), mais les racines vétérotestamentaires de ce chapitre sont également évidentes.
Le pain de Jean 6, un midrash ?
L’hypothèse la plus convaincante pour interpréter ce passage de l’évangile de Jean est selon moi celle qui suggère qu’il s’agirait d’un midrash ayant pour texte source le don de la manne dans le désert au chapitre 16 de l’Exode. L’ordre du midrash est traditionnellement le suivant : événement, question, interprétation (l’événement serait le partage des pains en Jn 6/1-15). Si cette hypothèse est juste, elle ne réserve toutefois pas l’interprétation du texte aux seuls Juifs du premier siècle.
L’exégète Xavier Léon-Dufour écrit : « La dualité foi/non foi correspond au contraste vie/mort qui commande le chapitre entier. Le texte ne se borne pas à décrire une scène du temps passé entre Jésus et ses auditeurs ; par delà sa conjecture, il invite le lecteur à s’engager, pour avoir la vie, dans l’option de foi que Jésus propose. À dix-sept reprises le lecteur peut en effet s’identifier avec un Innommé – le véritable destinataire de la Parole – que Jésus évoque en des annonces formulées comme des maximes intemporelles [par exemple « celui qui vient à moi] » (extrait du livre Le pain de la vie). Ce texte, comme tout l’évangile de Jean, a ses propres codes qui guident le lecteur, il fournit lui-même les clefs d’interprétation, mais il laisse une grande place à l’interprète. Il permet par exemple de mener une réflexion personnelle sur des sujets aussi différents que le sens de la vie éternelle, ou le sens de la Cène célébrée aujourd’hui. Il est aussi un excellent support pour une réflexion christologique, par exemple en l’associant aux versets 32 à 34 du chapitre 4, où Jésus dit : « “J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas.” Sur quoi les disciples se dirent entre eux : “Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ?” Jésus leur dit : “Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.” » Dans ce chapitre, Jésus est à la fois décrit en des termes mosaïques, présenté comme le fils de l’homme, comme l’envoyé de Dieu, comme le pain de vie, le pain vivant. Cela donne une image à plusieurs facettes du Jésus johannique, d’une immense complexité.
Plusieurs indices permettent de justifier cette interprétation. On les trouve de manière évidente en confrontant ce passage avec le chapitre 16 de l’Exode.
Le pain de Jean et la manne de l’Exode
Une lecture attentive du chapitre 6 de l’évangile de Jean révèle que de nombreux éléments semblent être en lien avec le livre de l’Exode, et particulièrement avec le chapitre 16 : les références à la montagne, à la Pâque, à douze paniers, à la maîtrise de l’eau de la mer, à la manne et aux pères dans le désert, à Moïse, au fait de voir et de ne pas croire. Puis à la lecture du chapitre 16 de l’Exode, on peut remarquer de nouveaux éléments communs : la satiété, le murmure, la mise à l’épreuve. Il apparaît alors que Jean cherchait à utiliser des références et des thèmes connus de son public pour expliquer qui était Jésus et quel rôle il avait auprès des hommes. Pour reprendre les termes de l’exégète Bertil Gärtner, dans le texte de Jean, Jésus est « décrit en des termes mosaïques ».
La nature du pain
Le pain, dans l’Ancien Testament, est un terme qui peut désigner cet aliment en particulier, ou la nourriture en général. Dans l’évangile de Jean ici, le pain désigne plusieurs réalités (le pain d’orge ou le pain du ciel), mais quelle que soit cette réalité, le pain, comme dans Exode 16, est donné par un autre, jamais saisi de sa propre initiative, et il n’est pas réservé à une seule personne : le pain est donné à une foule d’environ cinq mille hommes, aux « pères ». Cela implique non pas une relation exclusive entre celui qui donne et celui qui reçoit, mais cela créé une communauté d’hommes, qui sont dans la position commune de ceux qui reçoivent face à celui qui donne, qui lui, est seul dans sa position. Jean décrit le pain donné par Dieu, le fils de l’homme, en des termes extrêmement différents de ceux utilisés dans le livre de l’Exode pour décrire le pain donné par Dieu. Les deux récits présentent le pain comme étant venu du ciel. Jean reprend cette expression mais en change totalement le sens.
Afin d’éviter que ceux à qui il s’adresse puissent faire une lecture littérale de ce qu’il écrit là, Jean utilise un procédé qu’il a déjà utilisé auparavant dans son texte (dans l’entretien avec Nicodème par exemple) : il se sert d’un des personnages pour créer un malentendu, et ridiculiser une compréhension littérale des paroles prononcées par son Jésus. Ici, ce sont les Juifs qui se mettent à se quereller : « Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? » Le lecteur, arrivé déjà au sixième chapitre, connaît cette technique de l’évangéliste et sait qu’il s’agit d’un signal mettant en garde contre une compréhension littérale. La réponse de Jésus confirme ce que le lecteur sait déjà, puisque Jésus reprend ce qu’il vient de dire en ajoutant que c’est la chair du fils de l’homme (la figure messianique) qu’il faut manger. Nous sommes donc face à un discours qui se situe dans le registre théologique, qui n’a rien à voir avec une invitation à l’anthropophagie.
Le pain et les hommes
Les pains d’Exode et de Jean diffèrent dans leur nature, mais aussi dans leur rapport aux hommes. Dans le livre de l’Exode, le pain du ciel est inanimé, il est l’objet des hommes. Ils peuvent le mesurer, le conserver pour le shabbat ou pour les générations suivantes en le plaçant dans un vase. Il leur est inconnu, pourtant après quelques temps ils pourront le nommer. Or, nommer une chose, dire ce qu’elle est, c’est lui être extérieur et la posséder. Dans le livre de la Genèse, Dieu nomme par exemple le jour, la nuit, la terre ferme, ou la mer et donne ainsi du sens au monde qui n’était que tohubohu. Le pain du ciel, dans l’Exode, même s’il est don de Dieu, est maitrisable par les hommes.
Le pain du ciel dans l’évangile de Jean n’est pas un objet, il est sujet, il est « vivant ». Il est même « je», c’est-à-dire l’affirmation de l’être en tant que sujet, permise parce que Dieu lui-même est sujet (« je suis celui qui suis »), et ce à trois reprises : « moi je suis le pain de vie », « moi je suis le pain de vie », « moi je suis le pain vivant ». L’invitation à manger la chair du fils de l’homme n’est donc pas une autorisation à le posséder comme on possède un objet, mais une exhortation à se nourrir de ce que Dieu donne. Ainsi, selon Jean, le pain du ciel est un don de Dieu aux hommes, et il n’est pas un objet mais un sujet. Dieu donne aux hommes du vivant.
Une exhortation à chercher la vie
Ce texte utilise à merveille un épisode de la Torah très bien connu des Juifs de cette époque. Il nous montre toute l’importance de lire le Nouveau Testament en ayant l’Ancien à l’esprit afin d’être en mesure de comprendre ce qu’on lit et illustre de manière limpide le non-sens que représente une lecture littérale d’un texte biblique. Il répond à des questions, certes, mais surtout, il en suscite. Jésus affirme répondre à ce que devrait être la quête de la foule, mais il ne s’arrête pas. L’exégète Jean Calloud écrit : « la vue du signe comme signe ne termine pas la recherche mais au contraire la relance » (L’Évangile de Jean: lecture sémiotique). Et Jean ne laisse aucune ambigüité en ce qui concerne ce que la foule, et au-delà des personnages du texte, ses auditeurs, devraient n’avoir de cesse de chercher : la vie, résolument, la vie.
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