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La spiritualité fait partie de la santé

Mon expérience du lien entre la spiritualité et la santé a commencé immédiatement après mes études, en 1986, lorsque j’ai travaillé comme assistant vétérinaire dans le canton du Jura. Un jour, j’ai été appelé dans une ferme pour voir une vache malade. À l’arrivée à la ferme, les agriculteurs m’ont dit : « On a fait le secret (rituel spirituel secret), mais cela n’a pas marché, alors on vous a appelé. » Cela m’a montré que pour beaucoup de gens, la santé a une dimension spirituelle. Ce n’est que lorsque cela échoue que les gens se tournent vers la médecine conventionnelle, même pour les animaux. Seulement, pendant nos études nous n’avons rien appris à ce sujet.

Plus tard, mon travail m’a conduit pendant huit ans d’abord en Gambie pour un projet vétérinaire de l’université de Berne, puis pendant quatre ans à la direction du Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire (www.csrs.ci) à Abidjan. En Gambie, presque tous nos collaborateurs portaient des amulettes. Un jour, de manière quelque peu provocante, un étudiant suisse agnostique travaillant sur le projet a demandé à un collègue gambien à quoi servait l’amulette. Le collègue a répondu qu’elle protégeait contre les blessures au couteau et les balles. Pour preuve, il a pris un des grands couteaux de boucherie que nous utilisions pour disséquer les animaux et l’a enfoncé dans sa poitrine. Le couteau a un peu pénétré le muscle pectoral. À ce moment, je suis entré dans le laboratoire et j’ai dû d’abord m’occuper de l’étudiant suisse, qui avait subi un choc et était allongé sur le sol. J’ai ensuite emmené l’employé gambien à l’hôpital pour faire des points de suture. Une semaine plus tard, l’employé gambien m’a dit qu’il avait besoin d’une nouvelle amulette, parce que le marabout l’avait trompé. Pour de nombreux Africains, la spiritualité fait partie intégrante de la protection contre les blessures.

 Une seule santé

En 1997, on m’a demandé de m’occuper d’un projet visant à améliorer les soins de santé des éleveurs nomades au Tchad. Comme ces personnes vivent très près de leurs animaux et doivent constamment chercher de nouveaux pâturages et de l’eau, elles passent à travers les mailles du filet des soins de santé publique, qui se limitent aux centres de santé locaux. Je me souviens avoir lu auparavant le livre de Calvin Schwabe Médecine vétérinaire et santé humaine, dans lequel il a inventé l’expression « Une seule médecine » qui signifie qu’il n’y a pas de différence paradigmatique entre la médecine humaine et la médecine vétérinaire et que les deux doivent travailler en étroite collaboration. Nous avons élargi le terme à « Une seule santé ». Elle fait référence à la valeur ajoutée d’une collaboration plus étroite entre les médecines humaine et vétérinaire et les spécialités connexes.

Pour le prouver, nous avons constitué une équipe de recherche composée de personnels médicaux humains et vétérinaires qui ont examiné simultanément la santé des éleveurs nomades et de leur bétail. Nous avons constaté que les animaux étaient régulièrement vaccinés en plus grand nombre que les humains. Pas un seul enfant n’avait été entièrement vacciné contre les maladies infantiles courantes comme la coqueluche, la diphtérie ou le tétanos. Lorsque nous avons demandé à une propriétaire d’animaux pourquoi plus de vaches que d’enfants étaient vaccinées, elle nous a répondu littéralement : « Pour les animaux nous sommes responsables, pour les enfants c’est Dieu. » La santé des enfants a donc été laissée à Dieu. Cela est compréhensible dans une certaine mesure, car les conditions de vie de ces personnes sont si difficiles que de nombreux enfants meurent prématurément sans pouvoir bénéficier de soins adéquats.

 Vaccinations communes

Lors de réunions de planification transdisciplinaire participative (www.transdisciplinarity.ch) avec la population et les autorités, nous avons convenu de mener des campagnes de vaccination communes pour les humains et les animaux. Lorsque les vétérinaires se rendaient sur le terrain, ils emmenaient le personnel médical humain avec eux dans la même voiture et les vaccins pour les humains et les animaux étaient transportés dans le même réfrigérateur. Cela nous a permis d’économiser 15 % des coûts par rapport aux campagnes de vaccination menées séparément et de fournir des soins de base à une population qui, autrement, n’aurait pas eu accès aux soins. Nous avons ainsi pu démontrer la valeur ajoutée d’une collaboration plus étroite entre la médecine humaine et la médecine vétérinaire. Nous en avons depuis lors développé de  nombreux autres exemples. Du Tchad, nous avons étendu notre travail aux nomades Touaregs au nord du Mali, dans une zone située à 100 km au nord de Tombouctou. Une scientifique orientaliste suisse y a vécu pendant des mois et a mené de nombreux entretiens avec des femmes. Elle a été acceptée comme membre de la famille parce qu’elle pouvait lire le Coran aux femmes en arabe. Lors d’une de ces conversations, une femme disait : « Nous savons que la médecine occidentale fonctionne. Les vaccinations protègent les enfants. Pourtant, nous sommes réticents à utiliser des médicaments et des vaccins modernes parce que pour nous, [d’un point de vue islamique] ils n’ont pas la “baraka”, la bénédiction de Dieu. » Pour cette femme, il était donc important qu’un médicament ne fonctionne pas seulement physiquement mais qu’il soit aussi béni par Dieu. Pour ces personnes, le salut de l’âme et celui du corps sont étroitement liés. Cette femme a évidemment estimé que le Dieu de l’industrie pharmaceutique n’est pas nécessairement Dieu, mais plutôt Mammon, ou de façon plus moderne, la « Shareholder value ».

 Dialogue des médecines

Dans un autre projet, nous avons travaillé en partenariat avec l’Universita del Valle au Guatemala sur la surveillance des maladies transmises entre animaux et humains dans la région de Peten. Comme au Tchad, nous avons mené des processus participatifs transdisciplinaires impliquant les autorités, la population et les guérisseurs mayas. Notre dialogue entre la médecine maya et la biomédecine moderne a révélé que nos modes de pensée (épistémologies) étaient trop différents pour qu’il y ait un lien direct. Nous avons convenu de mettre les patients au premier plan. Ils pouvaient décider du type de traitement qu’ils voulaient sans être contraints par l’une ou l’autre façon de penser. Ainsi, une patiente souffrant d’une hernie abdominale et devant être opérée a décidé qu’elle allait d’abord passer par un rituel spirituel avec un guérisseur maya avant d’entrer à l’hôpital. Dans cet exemple également, la spiritualité est étroitement liée à la santé des personnes. Si nous regardons la Suisse après ces expériences en Afrique et en Amérique latine, nous constatons que notre médecine est fortement axée sur la santé physique. Il est vrai que nous avons une aumônerie d’hôpital et des soins palliatifs étendus, qui impliquent également des théologiens. Mais elle est toujours marginalisée et doit se justifier. Il est mal compris que les psychologues et les infirmiers ne puissent pas remplacer les théologiens en matière spirituelle. Du point de vue théorique « d’une seule santé » (One Health) qui recherche la valeur ajoutée dans la santé, les économies financières et la préservation des services environnementaux, la dimension spirituelle fait partie intégrante de la santé. La santé de l’âme, la perception du salut de l’âme et la santé physique vont de pair. Une vision globale de la santé devrait inclure la dimension spirituelle. Les patients sont au centre des préoccupations. Ils devraient pouvoir exprimer leurs besoins spirituels, psychologiques, sociaux et physiques sans interférence et être pris en charge en conséquence. Cela a déjà été exprimé de la même manière en 1991 dans la « Déclaration de Sundsvall » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Notre médecine moderne a beaucoup de rattrapage à faire pour mieux équilibrer tous ces besoins et y répondre également dans la formation. Pour cela, les médecins, les psychologues, les infirmiers et les théologiens doivent travailler en étroite collaboration et de manière impartiale au service des patients.

Pour aller plus loin

Zinsstag J., Schelling E., Waltner-Toews D., Whittaker M., Tanner M. (coord.), One Health, Une seule santé : Théorie et pratique des approches intégrées de la santé, Versailles, Editions Quae, 2020.

Münch AK. Nomadic women’s health practice : Islamic belief and medical care among Kel Alhafra Tuareg in Mali. Basel, Switzerland : Schwabe ; 2012. Fries R, Tschanz Cooke, K., Berger Gonzalez, M., « The spiritual dimension of health », in Zinsstag J, Schelling E., Crump, L., Whittaker, M., Tanner, M., and Stephen, C., ed. One Health : The theory and practice of integrated health approaches 2nd ed. Wallingford : CABI ; 2020 : 356-67.

 

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À propos Jakob Zinsstag

Le professeur Jakob Zinsstag est un vétérinaire titulaire d’un doctorat en santé animale tropicale. Il a passé douze ans en Gambie et en Côte d’Ivoire. Depuis 2011, il est chef adjoint du département d’épidémiologie à l’Institut Tropical et de Santé Publique Suisse (Swiss TPH) à Bâle. Il se concentre sur le contrôle des zoonoses dans les pays en développement.

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