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La revanche du temps historique

 

Alors qu’il était encore étudiant, le théologien Adolf von Harnack (1851-1930) se promit de ne plus jamais répondre à une question par « oui » ou par « non », mais par « c’est vraisemblable » ou « c’est peu vraisemblable ». Cette règle intellectuelle illustre bien le fond de la vocation de Harnack qui fut tout à la fois un théologien et un historien. Elle me paraît d’autant plus valide que nous traversons une période propice aux lectures idéologiques de l’histoire.

Longtemps, dans la foulée de la pensée grecque et en particulier du stoïcisme, l’histoire a été conçue comme un cycle : à l’image d’une saison, chaque époque était appelée à revenir de manière périodique et l’histoire à se répéter. Avec l’eschatologie juive puis le christianisme, une nouvelle perception s’est développée et mélangée avec la vision grecque. Le fil des événements ne se dessinait plus à la manière d’un cercle, mais comme une ligne droite s’orientant vers une fin : celle de l’avènement des temps nouveaux, consécutif à la grande catastrophe finale. Jésus lui-même s’inscrit dans cette vision des choses lorsqu’il proclame que le Royaume de Dieu est à la porte et qu’il est temps de choisir (Mc 3,27 ; Mt 12,28 ; Lc 11,20). Il en est de même pour la première communauté chrétienne : pour elle, comme l’écrivit Rudolf Bultmann, « l’histoire est engloutie par l’eschatologie ». On le sait, le Royaume n’advenant pas, on en vint à adapter cette approche, par exemple en affirmant que l’événement déterminent n’était pas à venir mais qu’il était déjà survenu avec la naissance du Christ.

Pourtant, la vision d’une profonde transformation du futur proche est périodiquement réapparue dans l’histoire du christianisme. On la retrouve ainsi dans la pensée protestante du XVIIe siècle, avec les thèses de certains auteurs au sujet de l’avènement prochain du règne de mille ans promis par l’Apocalypse (Ap 20). Il est vraisemblable que cette revitalisation de l’approche millénariste joua un rôle dans le développement de ce que l’on a coutume de qualifier de manière un peu rapide d’« idéologie du progrès ». Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’avec les Lumières émerge une nouvelle vision de l’histoire : celle-ci n’est plus cyclique ou appelée à connaître une fin mais se trouve orientée vers un avenir qui pourrait être meilleur que le présent. Il faut toutefois rester prudent au sujet de cette nouvelle perception de l’histoire : les Lumières sont plus une époque qui s’interroge sur ce que signifie le progrès des connaissances du point de vue moral qu’un temps où s’affirmerait l’idéologie d’un inéluctable progrès scientifique et humain. Pour retrouver une telle idéologie, il faut plutôt s’intéresser à des courants philosophiques comme le positivisme de Comte, l’idéalisme de Hegel ou encore le marxisme. Pour ces auteurs et plus encore pour leurs héritiers, l’histoire devient en effet l’objet d’un savoir rationnel voire scientifique à valeur prédictive. On connaît la suite : la Première puis la Seconde guerre mondiale ainsi que les crimes du communisme mirent un terme à ces lectures optimistes tout en jetant rétroactivement, mais à tort, une ombre de suspicion sur les Lumières.

Ce qui est frappant, c’est que l’histoire récente semble donner raison à la lecture grecque, puisque l’effondrement du mur de Berlin a été l’occasion d’un retour de la pensée du progrès, comme sous la plume de Francis Fukuyama avec son idée d’une « fin de l’histoire » présidant à un avènement universel de la démocratie libérale. Et comme autrefois, cette lecture est entrée en crise, avec notamment le 11 septembre, le péril climatique, la perte de vitesse économique de l’Occident ou l’émergence d’un monde multipolaire dominé par des puissances dites émergentes (Inde et Chine notamment). De nos jours, les anciennes logiques historiques semblent à nouveau se disputer la palme de l’interprétation des événements : certains continuent de chanter le progrès, en particulier scientifique, tandis que d’autres nous annoncent le collapse final et que d’aucuns, enfin, nous expliquent que notre époque n’a en somme rien inventé.

Ce qui a changé, me semble-t-il, c’est la rapidité avec laquelle ces différentes lectures semblent dominer à tour de rôle l’opinion publique. Prenons l’exemple de la Covid. À lire les interprétations qui circulent, le coronavirus apparaît tour à tour comme l’occasion d’un progrès de la science et de l’innovation (avec les fameux vaccins ARN), le signe de la proximité de la fin du monde (la maladie, transmise par un animal à l’homme, étant l’une des nombreuses conséquences du dérèglement climatique) ou encore l’amorce d’un nouveau cycle de l’histoire, comme le fut jadis la Grande peste du XIVe siècle préludant à la Renaissance et à la Réforme.

À la vérité, toutes ces lectures ne sont pas forcément erronées ni obligatoirement contradictoires. Il faut pourtant se garder de vouloir les confirmer par le biais des événements présents et de leur répondre par « oui » ou par « non » – pour reprendre la formule de Harnack. Ces interprétations sont en effet des grilles de lecture mythologiques, c’est à dire des « récits » permettant de lire un contexte qui, justement, échappe à notre compréhension immédiate. Cela a du bon, bien entendu : de tels récits permettent de donner le sentiment, rassurant, d’une cohésion de sens. Mais cela peut aussi représenter un danger : comme l’a bien illustré le philosophe Hans Blumenberg, le mythe peut empêcher de comprendre le réel tel qu’il est en l’enfermant dans un récit préétabli et censé permettre une prédiction de l’avenir.

Face à ces trois approches mythologiques, l’historien, lui, doit rester prudent – et le théologien ferait bien de l’imiter, si du moins il est attaché à comprendre le réel plutôt qu’à jouer au devin. L’historien cherche en effet à lire les documents, à comprendre la causalité immédiate et plus lointaine des événements, à les situer dans le temps long d’une culture ou d’une société tout en cherchant la spécificité de certains d’entre eux et leur rôle dans ce que Fernand Braudel appelait les « chambardements » de l’histoire humaine. Mais surtout, l’historien reste vigilant : le temps proche n’est pas sa tasse de thé car un chambardement n’apparaît tel que bien après être advenu.

Reprenons le cas de la Covid : nous n’en savons pas assez, aux yeux de l’historien, pour tenter une lecture exacte de cet « événement » et trancher entre les trois récits que nous avons proposés ci-dessus – et sans doute ne devrait-on pas le faire. Nous ne savons même pas, à l’heure actuelle, s’il s’agit d’un événement de zoonose « naturelle » ou d’un virus plus ou moins naturel échappé d’un laboratoire. En outre, bien des questions restent sans réponse : les conséquences économiques voire politiques du virus ne seront-elles pas plus graves à long terme que son impact sanitaire – certes terrible pour tous ceux qui auront perdu des proches ? La Covid reviendra-t-elle chaque année après avoir muté ? Nos échecs face à la maladie sont-ils le fruit de la contingence ou, au contraire, les symptômes de certains courants plus profonds de nos sociétés ?

Certes, l’historien peut rappeler que l’Asie est en général le creuset de la plupart des grandes épidémies de l’histoire, que ces dernières se sont diffusées dès lors que les hommes étaient en contact par le biais du commerce et que c’est le progrès scientifique qui a permis l’éradication d’un fléau comme la variole – qui tuait en France, au XVIIIe siècle, près de 10 % des enfants. Bref, l’historien est là, avant tout, pour rappeler que les épidémies sont le propre des sociétés humaines et que l’on aurait tort de l’oublier. Et c’est là, sans doute, qu’est son rôle : ce à quoi l’historien a affaire, c’est en effet, pour le dire avec Jacob Burckardt, l’homme tel qu’il est, tel qu’il était et tel qu’il sera toujours. Relire l’histoire en rapport aux événements du présent ne devrait donc pas servir à valider telle ou telle grille de lecture préétablie. Ce qu’une telle démarche permet, en revanche, c’est de se donner du champ, de revaloriser des horizons passés pour en ouvrir de nouveaux et, finalement, d’inscrire ses choix et son action dans le présent en ayant conscience d’où nous venons – mais sans forcément savoir là où nous allons. En ce sens, le travail de l’historien rejoint bel et bien celui du théologien, en ceci qu’il permet de laisser l’avenir ouvert à une espérance.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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