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La faiblesse de Dieu selon John D. Caputo

 

Dans la préface à son unique ouvrage traduit en français à ce jour, La faiblesse de Dieu, (trad. John E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2016), le philosophe américain John D. Caputo évoque le tsunami qui ravagea l’Asie du Sud-Est à la fin de l’année 2004. Pour lui, un tel événement vient enfoncer encore un peu plus le clou dans le cercueil du Dieu tout-puissant, celui de la théologie triomphante. Ce n’est évidemment ni le premier, ni le dernier désastre à affliger l’humanité : des tremblements de terre aux épidémies, régulièrement l’interrogation ressurgit devant l’étendue du mal : quel Dieu a pu laisser faire cela ? Ou pire, l’a voulu, afin de punir Dieu sait quels péchés ?

On reconnaît la question de la théodicée : comment rendre raison du mal, comment disculper un Dieu bon et tout-puissant face au spectacle de ce qui défigure sa création ? Pour résoudre ce qui s’apparente à la quadrature du cercle, et sans rogner ni sur la bonté de Dieu ni sur la réalité du mal, une solution s’est imposée : renoncer à attribuer à Dieu une prétendue puissance, ou du moins la penser comme relative et non plus absolue. Après la Shoah, en particulier, la piste d’un Dieu faible, qui n’est plus en mesure d’intervenir efficacement dans le cours des événements, a été de plus en plus empruntée, à la suite notamment du penseur juif Hans Jonas, selon des modalités et des montages théologiques divers. Caputo s’inscrit à sa façon dans cette perspective ; mais une façon suffisamment radicale et singulière pour retenir l’attention.

Tout d’abord, il ne suffit pas de proclamer la faiblesse de Dieu pour prétendre clore la discussion. Caputo a soin d’étayer sa proposition sur une lecture du texte biblique, en particulier de l’apôtre Paul. Ce qu’il propose n’est en effet rien d’autre qu’une théologie de la croix : c’est en considérant Jésus crucifié, Jésus réelle-ment incapable de descendre de la croix, comme icône de Dieu, qu’il conclut à la faiblesse de Dieu. C’est dans l’homme Jésus, et dans Jésus mis à mort, que le nom de Dieu prend son entière signification. Ce faisant, Caputo radicalise la théologie de la croix traditionnelle : rien de Dieu ne demeure en retrait, en réserve, de ce qui se donne à voir dans la crucifixion.

Mais cette affirmation radicale de la faiblesse de Dieu n’est pas pour autant le dernier mot de Caputo. En vérité, il ne renonce pas complètement à parler de puissance à propos de Dieu. Seulement, il la redéfinit, il la réinterprète, selon d’autres critères que ceux du monde. Ce ne sera pas la puissance souveraine de qui peut contraindre, ou même simplement agir : une telle puissance a été crucifiée sur la croix du Christ. Tout ce qui reste, c’est le cri de protestation prophétique contre l’injustice, c’est aussi la parole de pardon dont la croix est le lieu. Soit quelque chose de parfaitement dérisoire au regard de la puissance de l’empire romain, mais qui pourtant n’a cessé de résonner, que les siècles n’ont pas fait taire, jusqu’à nous rejoindre et nous ébranler aujourd’hui encore. Et c’est en cela, d’après Caputo, que réside la puissance de Dieu : dans la « force faible » d’un appel, d’une protestation en faveur de la justice, d’une invitation à œuvrer pour le bien, pour la vie, pour accomplir les promesses que recèle le nom de Dieu.

Une « force faible », cela sonne comme un oxymore, comme un trait d’ironie. Pourtant, pour Caputo, il s’agit d’une véritable puissance. Mais la puissance de ce qui est dépourvu de pouvoir : si le nom de Dieu abrite un appel pour qu’advienne l’impossible, il ne contient en revanche aucune ressource à même de le réaliser ; pas de légions d’anges, pas d’armées célestes, pas de miracles retentissants qui conduiraient les chefs des nations à ployer le genou, en dernière instance, devant Celui qui détiendrait l’ultime puissance. Mais inlassablement, l’appel insiste, il traverse les textes bibliques, il retentit dans le visage des humiliés, des persécutés, il surgit des profondeurs de l’histoire et s’incarne en particulier sur la croix. Telle est la faible force d’un Dieu dénué de pouvoir, mais qui fait brèche dans un monde brutal, inique, pour l’ouvrir à la possibilité de l’impossible, du don véritablement gratuit, de l’hospitalité sans conditions, du pardon sans réparation exigée.

Cependant, il convient de se garder d’un contresens quant à la théologie de Caputo : Dieu n’a pas une force faible qu’il met en œuvre en appelant, en sollicitant les humains. Ce serait encore verser dans la mythologie, ce serait encore imaginer Dieu à la manière d’une entité, d’un être existant quelque part, mais simplement plus discret, plus modeste que celui des théologies orthodoxes. Dieu n’a pas une force faible, il est cette force faible de l’appel. Il n’y a rien d’autre derrière le nom de Dieu, et c’est déjà beaucoup, tant ce nom est explosif, tant il renferme de promesses et d’exigences qui ne nous laissent pas en paix. Pour Caputo, Dieu n’est rien d’autre qu’une parole qui nous interpelle, et il faut faire son deuil du Dieu de la métaphysique, du Dieu qui trône au sommet de la hiérarchie des êtres. C’est là encore une leçon de la croix : Dieu s’y montre solidaire, jusqu’au bout, des moins-que-rien, de ceux qui ne sont rien aux yeux du monde. Et la faiblesse de Dieu n’est radicale que s’il n’existe pas, sans quoi il disposerait encore de moyens d’action, aussi ténus soient-ils. Oui, disons-le franchement, avec Caputo : Dieu n’existe pas.

Pourtant, Caputo se défend du reproche d’athéisme. C’est que pour lui, l’athéisme est encore trop fort, c’est encore une posture métaphysique, quand il prétend à un savoir sur ce qui existe et n’existe pas. Caputo se contente plutôt d’accueillir la thèse de l’existence de Dieu avec une « suprême incrédulité », et de mettre la question entre parenthèses. À vrai dire, ce que Caputo appelle une « théologie faible » – car la faiblesse de Dieu se répercute sur la théologie – ne se permet pas d’avancer des propositions sur le plan de l’être, ni pour nier, ni pour affirmer quoi que ce soit. Quand il lit les textes bibliques, ce n’est pas pour en tirer des informations sur ce qui se serait passé dans des temps reculés ; ce n’est pas davantage pour y trouver l’écho de réalités surnaturelles gouvernant encore secrètement notre monde aujourd’hui. Non, rien de tout cela n’intéresse Caputo, mais la puissance d’interpellation de ces textes, leur capacité poétique à proposer des formes de vie, auxquelles il nous revient de donner corps dans la trame de nos existences.

C’est sans doute là que résident l’intérêt et la fécondité de la démarche du philosophe devenu théologien. Car en dépit de tout, c’est bien de théologie qu’il s’agit. Si Caputo entend se débarrasser de l’être suprême des théologies métaphysiques, ce n’est pas pour abattre Dieu, sans reste. Mais c’est pour libérer ce qui étouffe sous les constructions spéculatives des théologiens, l’appel qui résonne, la force faible qui insiste, inlassablement, sous le nom de Dieu. Ici, il faut compléter ce que nous écrivions plus haut : car pour Caputo, « Dieu n’existe pas, il insiste ». Si Dieu n’existe pas, ce n’est pas rien pour autant. Mais plutôt presque rien, le « presque rien » qui peut faire toute la différence si nous savons lui prêter l’oreille, le « peut-être » susceptible d’ébranler nos certitudes, « l’événement » improbable auquel nous en appelons dans nos prières. Si Dieu n’existe pas, il est toujours à naître, dans la réponse que nous ferons à son appel, dans l’impossible qui éclairera nos vies.

 

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À propos Sébastien Gengembre

est pasteur proposant de l’Église protestante unie de France, au sein de l’église locale de Clermont-Auvergne.

Un commentaire

  1. michel.jas@gmail.com'

    Article très intéressant sur une théologie dont j’avais entendu plusieurs parler.. Cette théologie ne me satisfait pourtant pas totalement, elle ressemble à ce que Maurice Zundel écrivait…Insiste/existe je l’avais lu chez Gounelle.. Tout le monde parle, dans l’Eglise, de la faiblesse de Dieu aujourd’hui.. Certes, John Caputo est à écouter.. Je lui préfère Spong, la Process ou le Dualisme !

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